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Petite histoire d’un important traumatisme : le barrage de Tignes

27 septembre 2018 Paru dans le N°414 à la page 120 ( mots)
Rédigé par : Christophe BOUCHET de EDITIONS JOHANET

Les aménagements hydroélectriques en barrages et retenues ont quelquefois des conséquences dramatiques sur les hommes ou les milieux. Sous les eaux de la retenue du Chevril, que contient le gigantesque barrage du même nom achevé en 1952, dort la mémoire des Tignards. Là où la vidange ne laisse plus apparaître tous les dix ans que de la vase et des cailloux, vivait autrefois un village de 400 âmes.

Traditionnelle voie de passage à travers les Alpes, la vallée de la Tarentaise est peuplée depuis bien longtemps. Dès l’empire romain se met peu à peu en place un mode vie centré autour de petites communautés agro-pastorales et fondé sur l’exploitation des ressources locales. Un modèle ancestral qui ne subira que très peu d’évolutions durant plusieurs siècles. Car il faut attendre la fin du 19ème siècle pour que surviennent de profondes mutations dans le paysage de la vallée : comme partout ailleurs, l’industrialisation apparaît en même temps que se développe le tourisme et le thermalisme qui vont favoriser une fréquentation estivale de la montagne. L’entre-deux guerres voit apparaître un timide début de tourisme hivernal dans de petits villages comme Val d’Isère ou Méribel. Cette pratique nouvelle de la montagne sera favorisée par le développement des transports. Les routes d’accès aux villages de montagne se multiplient et surtout, en 1914, le train arrive à Bourg-Saint Maurice. L’agriculture de subsistance pratiquée par les habitants de la vallée fait place à une agriculture marchande qui s’appuie sur le développement du tourisme. La seconde guerre mondiale ralentit un temps ces évolutions mais la reconstruction marquera le début de profonds bouleversements dans les vallées avec notamment le développement des grands chantiers hydro-électriques et l’aménagement des premières stations de ski.

En marche vers la modernité

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le village de Tignes est quasiment inconnu. Blotti à l’intérieur d’une cuvette, bénéficiant de conditions presque idéales d’ensoleillement, c’est l’un des rares endroits qui permette une agriculture pastorale de haute montagne. Comme le village voisin, Val d’Isère, la commune commence à profiter dans les années 1920 du développement du tourisme, de l’alpinisme et de l’ensemble des activités liées à la pratique du ski. Ouvertures de routes, creusement de tunnels, créations de téléphériques, ouverture d’hôtels, etc… se succèdent avant que la guerre ne ralentisse le développement des deux stations. En tout cas celui de Tignes. Car Val d’Isère, sous l’impulsion de quelques pionniers, poursuit sa marche forcée vers la modernité : nouvelles infrastructures, construction de téléphériques et de remontées mécaniques se multiplient. Le petit village se transforme et fait place à une véritable station de sports d’hiver sans pour autant perdre ses traditions et son caractère. Les paysans, devenus hôteliers ou commerçants ont effectué leur mue. Si bien qu’à la fin de la guerre, Val d’Isère compte une bonne longueur d’avance sur Tignes. Une situation qui pèsera lourd au moment du choix de l’emplacement du futur barrage hydroélectrique….

Un enjeu d’intérêt national

L’État imagine très tôt de construire un grand barrage en haute Tarentaise. L’idée de mettre à profit le potentiel hydraulique de l’Isère apparaît dès 1924. Mais les obstacles sont nombreux et il faudra attendre 1946 pour qu’un décret d’utilité publique n’ouvre la voie à la construction du barrage. C’est que l’enjeu est d’intérêt national. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, la France doit se reconstruire et ne peut se passer de la houille blanche, cette énergie bon marché tirée des eaux naturelles qui symbolise alors la grandeur et la puissance de son industrie. L’économie ne demande qu’à repartir, mais pour cela, le pays a un besoin pressant d’énergie. La construction de barrages et de centrales dans les Alpes va concrétiser la politique énergétique initiée quelques années plus tôt par le Conseil National de la Résistance.

Dès 1941, les habitants de Tignes avaient bien eu vent d’un vague projet : celui de la construction d’un barrage au sommet des gorges des Boisses qui pourrait submerger une partie du vallon de Tignes sans atteindre le village lui-même. Mais c’est la guerre et ce projet paraît aussi lointain qu’hypothétique. Tous ignorent qu’en réalité le dossier est bien plus avancé. La Société des Forces Motrices du Rhône, puis après la nationalisation de la production hydroélectrique en 1946, Électricité de France, hésitent déjà entre deux possibilités : soit positionner l’ouvrage sur les gorges des Boisses ce qui revient à noyer tout le vallon de Tignes, soit le placer sur la Daille, en amont, ce qui revient à noyer entièrement le vallon de Val d’Isère. C’est là qu’intervient l’avance décisive acquise par Val d’Isère en matière d’infrastructures touristiques. Le 10 mai 1946, le décret signé du ministre de la production industrielle tombe et déclare d’utilité publique les travaux d’aménagement de la chute des Brévières à Tignes. Le chantier peut alors commencer. Val d’Isère va pouvoir s’attacher à peaufiner son essor pendant que Tignes devra lutter pour sa survie.

Les Tignards font de la résistance

Dès 1946, les Tignards portent l’affaire devant les tribunaux pour obtenir l’annulation des décrets d’utilité publique. Mais les actions juridiques, les sabotages et les campagnes de presse orchestrées par l’Aurore ou Paris-Match n’y feront rien. Le chantier commence aussitôt et pendant plus de six ans, plus de 5.000 ingénieurs, techniciens et ouvriers viendront grossir la population de la vallée. Ils vont réaliser à 1.650 mètres d’altitude, un barrage-voûte de quelque 180 mètres de hauteur, large de 295 mètres sur 43 mètres d’épaisseur, capable de retenir plus de 235 millions de m³ d’eau. Sa construction nécessitera l’acheminement de 630.000 m³ de matériaux. Outre le barrage en lui-même, les tunnels exigeront d’énormes travaux tout comme les diverses galeries et les usines souterraines pour la plupart.

Mais les Tignards font de la résistance. En juillet 1946, le représentant d’EDF et le préfet qui se rendent au village pour y tenir une réunion d’information sont conspués et doivent s’éclipser sous les quolibets. Au cours du mois d’août de la même année, des habitants bloquent la route nationale, empêchant la traversée du hameau des Brévières. Des sondeuses sont détruites, des baraquements incendiés, la ligne à haute tension alimentant le chantier rompue. Au mois d’août 1947, à l’occasion d’une manifestation à Tignes, le directeur du chantier qui traverse le village est bousculé, sa voiture endommagée. Des ouvriers du chantier se rendent dans le centre du village pour se livrer à des représailles et il faut l’intervention de la maréchaussée pour que le calme revienne. En mai 1948, le géomètre qui se rend au village afin d’évaluer les terrains est chassé à coups de fusil par les habitants. À la fin de l’année 1948 cependant, la municipalité, sentant la partie perdue, décide d’engager une conciliation avec EDF et engage des experts pour défendre les intérêts de la commune et des habitants.

En 1952, les travaux achevés, EDF décide de procéder à l’évacuation du village pour permettre la mise en eau de la retenue du barrage. Les Tignards doivent s’exiler. Sur les 87 familles, une quinzaine seulement s’installe dans les hameaux situés au-dessus de la retenue. Les autres quitteront les lieux et n’y reviendront jamais. Le cimetière est déménagé et les archives de la municipalité sont évacuées manu militari. Le 19 mars 1952, les vannes du barrage sont fermées. Le 24 avril, quelques 500 CRS doivent déloger par la force les derniers récalcitrants. Les maisons et l’église du village sont dynamitées. Seul le vieux pont, jugé utile lors des vidanges décennales pour circuler jusqu’au barrage, ne sera pas détruit. Le 15 juin 1952, toute la cuvette de Tignes est remplie. Et le 4 juillet 1953, le Président de la République, Vincent Auriol, peut enfin inaugurer le barrage.

Le barrage de Tignes entraîne la disparition de 248 hectares, dont le chef-lieu et plusieurs hameaux et l’expulsion de 400 personnes. Mais il crée une retenue de 270 hectares, le lac du Chevril, qui se trouve au cœur d’un ensemble hydro-électrique composé des plusieurs autres barrages (Sassière, Saut...), centrales électriques (les Brévières, Malgovert) et conduites forcées qui produit près d’un milliard de kWh par an.

En 1956, quelques Tignards donneront naissance à une station de sport d’hiver située à 5 km au-dessus du barrage. Les débuts sont difficiles et les problèmes nombreux. Dans les années 1960 cependant, aidés par des aménageurs porteurs de nouveaux concepts de « station intégrée skis aux pieds », le Tignes nouveau prends enfin son essor. Il rejoindra en moins de trois décennies le club très fermé des stations les plus prisées des Français et accueillera en 1992 les jeux olympiques d’hiver, devenant ainsi l’une des stations les plus célèbres du monde.


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