Dans une lettre adressée au Premier Ministre, Christine Lazergues, Présidente la Commission nationale consultative des droits de l'homme, a recommandé en décembre 2012 « que le Gouvernement prépare des dispositions législatives en vue de rendre effectif et opposable le droit de l'homme à l'eau potable et à l'assainissement en France ». Elle a pris connaissance des propositions élaborées par l'Académie de l'Eau et considère qu'elles constituent des « éléments particulièrement utiles pour la préparation d'un projet de loi dans ce domaine ». Nous avons demandé à Henri Smets, Membre de l'Académie de l'Eau, de répondre à quelques questions sur le droit à l'eau potable et à l'assainissement dont il est un spécialiste reconnu.
L?Eau, L?Industrie, Les Nuisances : Qui souhaite que le droit à l'eau devienne un droit de l'Homme en France?
Henri Smets : On ne connaît personne en France qui se soit exprimé contre le droit à l'eau. Au contraire, de très nombreuses personnalités en France se sont prononcés explicitement pour le droit à l'eau bien avant qu'il ne soit internationalement reconnu (2010). Il s'agit notamment du Président Chirac, de Danielle Mitterrand, Simone Veil, Jean-Louis Borloo, Bertrand Delanoë, Michel Camdessus, des élus de tous les partis, des responsables de toutes les entreprises du secteur de l'eau, des responsables des associations philanthropiques et de toutes les ONG de l'environnement. Récemment Stéphane Hessel a déclaré : « Le moment nous paraît donc venu de saisir le Parlement d'une législation qui donnera clairement au droit à l'eau potable et à l'assainissement le statut de droit de l'homme. »
E.I.N. : Pourquoi préparer une loi sur le droit à l'eau que tout le monde reconnaît en France ?
H. S. : Bien que le droit à l'eau soit reconnu par tous en France, il n?est pas reconnu par les Tribunaux qui, à juste titre, peuvent affirmer qu'il n?existe aucun texte juridiquement obligatoire en droit international ou en droit interne selon lequel le droit à l'eau est un droit de l'homme juridiquement opposable en France. Il existe déjà dans l'ordre juridique interne des éléments de ce droit mais aucun texte de portée générale. Ainsi, on peut citer le droit à une aide pour l'eau (CASF L115-3), le droit à un prix abordable (C. Env. . L 210-1) , le droit à se brancher sur les égouts (C. Santé L1331-7-1 ) ou encore le droit à recevoir de l'eau potable (C. Santé L1321-1). Même quand ce droit est explicitement reconnu comme étant un droit, l'autorité chargée de faire bénéficier de ce droit n?est pas toujours définie et il n?est donc pas possible de le revendiquer.
E.I.N. : La France ne s'est-elle pas engagée au niveau international à mettre en ?uvre le droit à l'eau ?
H. S. : Les engagements souscrits par la France dans des conventions ratifiées comme le Protocole Eau et Santé et ceux inclus dans des résolutions d'organes comme l'Assemblée générale des Nations Unies ou le Conseil des droits de l'homme n?ont pas d'effet direct en droit français tant qu'une une loi n?aura pas transposé au plan interne les engagements internationaux de la France. La France le sait et s'est engagée à le faire mais sans préciser à quelle date. Le moment est venu d'agir. Le Conseil d'Etat a même recommandé au Gouvernement de préparer des dispositions législatives nécessaires pour que le droit à l'eau devienne un droit de l'homme.
E.I.N. : Si la France adoptait une loi sur le droit à l'eau, qu'est ce que cela changerait pour les Français ?
H. S. : Comme la France bénéficie actuellement d'un excellent accès à l'eau potable et à l'assainissement, l'adoption d'une loi sur le droit à l'eau aura peu d'effets pour la plupart des Français. Toutefois une telle loi devrait contribuer à soutenir les efforts faits pour améliorer la qualité de l'eau distribuée dans les petits réseaux (monde rural) et pour améliorer le respect des normes sanitaires en matière d'assainissement collectif ou individuel.
En revanche, des centaines de milliers de personnes en France devraient voir leurs conditions de vie s'améliorer car elles ne bénéficient pas encore d'un accès permanent à l'eau potable ou d'un assainissement satisfaisant. De plus, l'accès à l'eau et à l'assainissement représente une charge financière excessive pour des millions de personnes. Toutes ces personnes qui ont du mal à payer leur eau, devraient bénéficier d'un prix réduit.
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E.I.N. : Comment rendre l'eau plus abordable pour les personnes démunies ?
H.S. : La loi prévoit déjà le droit de chacun à une aide pour l'eau lorsqu'elle est coûteuse au regard des revenus de la personne. La mise en ?uvre de ce droit implique de faire en sorte que l'eau indispensable pour la vie soit gratuite ou fournie à un prix réduit à tous ceux qui n?ont que peu de ressources. Ainsi à Dunkerque, le prix de l'eau a été réduit pour toutes les personnes ayant des revenus inférieurs à 660 ?/mois. Cette mesure a été mise en ?uvre par solidarité entre tous les usagers dunkerquois et 10% de la population en a bénéficié. Dans d'autres villes, le délégataire via le CCAS remet des chèques eau aux abonnés démunis pour alléger leurs factures d'eau
E.I.N. : Quelles autres mesures concrètes devraient être prises pour rendre effectif le droit à l'eau ?
H.S. : Les personnes sans domicile fixe ou vivant dans des conditions précaires, voire indignes, devraient bénéficier de conditions de vie plus acceptables. Elles ont aussi droit à se laver et à se soulager dans la dignité. A cet effet, elles devraient avoir accès à des points d'eau potable publics, à des toilettes publiques et à des douches. Les municipalités d'une certaine taille devraient offrir des équipements gratuits pour préserver la salubrité publique. Ainsi, Paris offre un point d'eau gratuit par 2000 habitants, un bloc de toilettes publiques pour 6500 habitants et un ensemble de douches pour 66 000 habitants. Chaque municipalité importante devrait prendre des initiatives dans ce domaine en fonction des besoins. Une loi est nécessaire pour généraliser ces mesures car on ne veut pas voir la misère.
E.I.N. : Si l'eau est un droit, peut-on la couper à ceux des usagers qui ne la payent pas'
H.S. : Le droit à l'eau n?a jamais signifié en France qu'un abonné qui en a les moyens puisse s'abstenir de payer sa facture d'eau. Seules les personnes démunies peuvent bénéficier de conditions particulières. Il est révoltant qu'en cas de non paiement de l'eau, une famille monoparentale sans ressources puisse se retrouver condamnée à vivre sans eau, ce qui entraine l'impossibilité de se laver et d'utiliser les toilettes. Le droit à l'eau implique de mettre fin à ces coupures qui se pratiquent encore malgré la réprobation générale. Les coupures d'eau en cas d'impayés sont déjà interdites par la loi pour tous les allocataires du Fonds de solidarité pour le logement. Avec une loi sur le droit à l'eau, elles le seront aussi pour toutes les personnes ayant des revenus aussi faibles sans être allocataires du FSL.
E.I.N. : La mise en ?uvre du droit à l'eau n?implique-t-elle pas des dépenses élevées pour la collectivité ?
H.S. : Les collectivités départementales et locales n?auront aucune mesure particulière à prendre pour rendre effectif le droit à l'eau de la très grande majorité des personnes qui en disposent déjà. Seul un petit nombre de personnes, quelque pour cent de la population, seront concernés. Le financement de ces mesures par solidarité par l'ensemble des usagers se traduira par une légère augmentation du prix de l'eau, augmentation bien plus faible que celle qui résultera d'un renforcement des normes d'environnement ou même de l'augmentation récente de la TVA sur l'assainissement. Les obligations d'installations de toilettes publiques à satisfaire concernent 925 villes et les obligations de douches affectent 39 villes.
E.I.N. : Quel effet aurait, au plan international, la reconnaissance du droit à l'eau dans la législation française?
H.S. : L?adoption d'une loi sur le droit à l'eau en France serait un signal très positif pour tous les pays. La France ne se contente pas de belles paroles, elle pratique le droit à l'eau à l'égard de tous, même les plus démunis. Le pays des droits de l'homme peut donner l'exemple car il en a les moyens et a mis au point les techniques.
Propos recueillis par Vincent Johanet