La structure administrative de la gestion de l’eau en France offre dans ses principes la possibilité aux entreprises de faire entendre leur voix. La réalité met cette théorie à rude épreuve. Alors que partout dans le monde, l’intendance de l’eau se développe rapidement, en France, les exemples restent rares. Pourtant, l’avantage de ses concepts et de ses outils n’est plus à prouver pour le secteur privé. Le manque de liberté et de possibilités d’engagement des entreprises pourrait faire mourir cette idée avant qu’elle ne soit née. Il est temps que le secteur privé s'engage au côté des agences de l’eau afin de tout mettre en œuvre pour atteindre notre objectif national de retour au bon état des eaux.
En 1964, la France
s’est dotée de 6 agences de l’eau (établissements publics à caractère
administratif). Elles ont reçu pour mission d’initier, à l’échelle de leurs
bassins hydrographiques, une utilisation rationnelle des ressources en eau, de
lutter contre la pollution et de protéger les milieux aquatiques.
La France
porte un modèle de l’eau basé sur le bassin versant repris avec succès dans le
monde entier. Jusqu’à aujourd’hui, son application s'est faite chez nous en
négligeant d’exploiter le potentiel de dynamisme et d'innovation du secteur
privé.
A l’étranger,
comme dans l’exemple développé plus bas, ils ont adapté notre modèle à leurs
bassins versants en y ajoutant les principes d’intendance de l’eau (Water Stewardship).
Pour rappel, il s'agit d’outils à l'usage du secteur privé lui permettant de
contribuer à la gestion des ressources en eau de façon concertée avec
l'ensemble des acteurs, pouvoirs publics compris. Et cela fonctionne. Pourquoi la
France devrait-elle se priver d’avoir deux cordes à son arc pour atteindre
l’objectif national : le retour au « bon état des eaux » ?
Après avoir
évoqué brièvement les raisons que nous avons identifiées, nous détaillerons les
étapes de l’intendance de l’eau et l’illustrerons par un exemple.
Gestion publique ET centralisée
La France a cette
spécificité culturelle de considérer l’eau comme un bien public, même si sa
gestion est parfois déléguée à des entreprises privées. Les entreprises ne sont
donc jamais sollicitées pour être moteur de la gouvernance de l’eau. C’est une
prérogative qui revient aux pouvoirs publics. Dans ce climat, elles se sentent
assujetties plutôt qu’autonomes.
Lors de la création des agences l’intention était d’intégrer toutes les
catégories d’acteurs de l’eau dans la gestion de la ressource. Mais dans la
pratique, ce n’est pas le cas. Les décisions restent dans les mains d’élus ou
de hauts fonctionnaires. Pour preuve, les comités de bassin (instances
délibératives des agences de l’eau) rassemblant toutes les parties prenantes, ne
sont composées que de 12 ou 13% d’industriels, du même pourcentage de
représentants de l’agriculture-pêche-tourisme, et de 10% (dans le meilleur des
cas) de représentants d’associations non professionnelles. Le reste étant 40%
d’élus, et plus de 20% de représentants de l’Etat ou de structures publiques.
Bien entendu, les élus représentent le peuple.
Sous
l'autorité des préfets, les agences sont aussi en charge du respect de la police
de l’eau. Heureusement ce n’est pas tout, elles perçoivent des redevances (2,3
milliards d’euros en 2014) dont le produit est redistribué sous forme de
subventions dans des actions d’intérêts communs sous l’impulsion d’un conseil
d’administration…
Comment remédier à une erreur d’aiguillage qui
gaspille le beau dynamisme de nos industries ?
-
Il faut participer au changement de mentalité
permettant une ouverture vers les industriels qui ne sont pas les ennemis mais
bien les alliés des agences de l'eau dans leur objectif du retour au bon états
des eaux. On peut espérer que les récents bouleversements politiques qui ont
permis l’apparition en France de politiciens directement issus de la société
civile (en premier lieu le président et de manière beaucoup plus significative
les députés de la majorité) préfigurent d’autres changements. La démocratie
participative dont on parle tellement est peut-être de bon augure pour une
concertation plus équilibrée entre tous les acteurs de l'eau.
-
Il faut initier dans nos industries une utilisation
profitable de l’intendance de l’eau dont nous allons décrire ci-dessous les
étapes principales.
Les étapes de l’Intendance de l’eau :
1- La sensibilisation
Dans une
entreprise, les enjeux de l’eau doivent être expliqués à tous les niveaux de
décision et d’action (ou de production). Chaque membre d’une organisation doit
comprendre son niveau de responsabilité face aux risques d’un mauvais usage de
la ressource.
En externe
une sensibilisation de l’ensemble des usagers est nécessaire afin qu’ils
comprennent ce phénomène d’interdépendance en cascade qu’induit tout usage de
la ressource en eau. En effet, chaque usage (domestique, agricole ou
industriel) a un impact sur la ressource et donc sur l’ensemble des usagers de
l’eau dans un bassin versant donné. Il est important de le mesurer pour en
prendre conscience et faire les bons choix.
Qu’elle soit
interne ou externe, la sensibilisation des intervenants est nécessaire tout au
long de la démarche.
Dans le
contexte du bassin versant dans lequel se trouve le site concerné, une
identification des risques liés à l'eau et une évaluation financière de leurs
impacts sont impératifs. Cette étape clé permet une prise de décision
stratégique pour justifier l'action.
Les outils
nécessaires : les outils développés par WRI, WWF par exemple permettent
d’identifier en mode macro les risques partagés au niveau des bassins. Pour une
évaluation plus fine des risques liés à chaque site de production il faut faire
appel à des consultants spécialisés en interne ou a des sociétés de conseils
comme BIGLO par exemple (Voir EIN 405).
C’est l’étape
appliquée avec le plus de zèle par les industriels. Bien souvent la réponse immédiate
face aux risques liés à l'eau est d'apporter une solution technique en interne
: recherche d'économie d'eau, installation d’une station de traitement de l’eau
à l’entrée de l’usine, construction de digues autour de site de production, réutilisation
des eaux usées, etc.
Les outils
nécessaires : communication, ingénierie, etc.
Indispensables,
ces actions internes ne sont pas suffisantes pour réduire l’exposition d’un
site de production aux risques eau.
En préalable,
il faut identifier tous les acteurs de l’eau du bassin versant. Avec eux un
dialogue doit s'instaurer pour l’élaboration d’actions pour supprimer le risque
partagé : création de bassin de drainage, reforestation, etc. En cas de crise
plus prononcée, des mécanismes de réponses concertées peuvent être prévus : partage
de l’eau plus efficace car en rapport avec l’utilisation directe, etc.
Les outils
nécessaires : communication, évaluation économique et environnementale des
projets, concertation, ingénierie, création d’un Fonds pour l’eau, etc.
Les actions
collectives servent de référence pour une gestion durable des ressources. Il ne
faut jamais s’asseoir sur ses lauriers, de nouveaux acteurs arrivent, les
besoins d’autres évoluent, toutes ces situations sont à prendre en compte afin
d’anticiper les crises.
Les outils
nécessaires : Veille, communication, concertation, etc.
Ces étapes ne
sont pas des paliers, mais bien des processus à réaliser tout au long de la vie
de l’entreprise ou du site de production. Elles ne s’arrêtent pas une fois que
le problème est identifié ou réglé.
Un exemple pour illustrer ces étapes
A Bogota,
capitale de la Colombie, la majeure partie de l’eau distribuée provient d’une
zone forestière située en amont de la ville. La déforestation rapide y provoque
un ruissellement accéléré ayant pour conséquence une sédimentation excessive en
aval et donc une pollution des ressources en eau.
Cette
surcharge de sédiments est une nuisance pour tous les usagers et notamment pour
les industriels qui ont besoin d’une eau pure dans leurs process. Afin de se
prémunir, ils réduisent leur consommation en eau et installent, à grands frais,
des stations de traitement à l’entrée de l’usine. Le brasseur SABMiller
(maintenant AB InBev), dont les clients n’appréciaient pas spécialement la
bière aux sédiments, décide de lancer un audacieux programme d’intendance de
l’eau. Ce travail les amène à comprendre l’origine du problème (la
déforestation) qu’il faut régler plutôt que de continuer à traiter les symptômes.
Associés à
des partenaires tant privés que publics qui participent financièrement à un Fonds
pour l’eau créé pour l’occasion, ils lancent une campagne de sensibilisation et
de reforestation.
Sur
l’ensemble du système d’approvisionnement en eau de la zone, les projections
avaient montré que le programme offrait une économie annuelle de 3,5 millions
de dollars soit 35 millions sur 10 ans (notamment économisés sur le traitement
de l’eau des diverses parties prenantes) avec une mise de départ dans le Fonds
d’investissement de seulement 15 millions de dollars pris en charge par l’ensemble
des usagers.
Ce programme initié
par le secteur privé réunit les acteurs suivants :
·
L’agence de l’eau de Bogota
·
L’agence colombienne des zones protégées
·
AB InBev (anciennement SABMiller et la Brasserie
Bavaria)
·
La fondation FEMSA
·
L’agence pour le patrimoine naturel
·
L’ONG The Nature Conservancy
Cet exemple
montre la quantité considérable d’argent dépensé tant dans le public que le
privé pour traiter individuellement les symptômes d’une pollution. Il montre
aussi les gains substantiels pour les entreprises qui s’engagent dans
l’intendance de l’eau. En effet, rassemblée dans un Fonds d’investissement pour
l’eau, une partie des dépenses de tous les acteurs permet de régler le problème
à la source à moindre coût.
Les agences
de l’eau françaises ne sont pas sanctionnées par l’économie de marché qui ne
connaît pas de pitié. Elles peuvent donc perdre beaucoup de temps sans en subir
les conséquences. Ce n’est pas le cas des industriels qui, s’ils veulent survivre,
ont compris qu’une action fédératrice incluant les pouvoirs publics est
indispensable. Les agences de l'eau sont demandeuses d'intendance de l'eau, il
est temps que le secteur privé s'engage à leurs cotés afin de tout mettre en
œuvre pour atteindre notre objectif national de retour au bon état des eaux.
Loïc de la
Tullaye
Directeur
Associé
BIGLO Conseils