Dans ce quatrième article nous offrons une perspective concrète de la mise en œuvre des principes de l’intendance de l’eau au travers de trois projets en France. Tous portent sur des contextes et des enjeux différents autour de la ressource. Ils ont pourtant en commun une même vision et des modes opératoires identiques. Ils montrent qu’une gestion efficace d’un risque lié à l’eau passe nécessairement par une action concertée entre des acteurs aux objectifs individuels différents. A la vue du succès de ces actions, on ne peut que s’impatienter de voir essaimer l’intendance de l’eau sur l’ensemble de notre territoire. La méthode est là, profitons en !
Afin d’illustrer au mieux la démarche de
l’intendance de l’eau, nous avons choisi trois exemples.
Le premier concerne Coca-Cola qui, par
suite d’une expérience en Inde assez traumatisante pour les populations
concernées et néfaste pour son image, a décidé de se fixer l’objectif mondial
de restituer à l’environnement l’équivalent de 100% de l’eau qu’elle utilise. Ils
cherchent à couvrir un risque de réputation.
Le deuxième est la société BASF dont la
démarche s’inscrit dans un projet né de l’inquiétude du Syndicat des eaux de
voir baisser la qualité des eaux captées dans la vallée du Gave de Pau. BASF
cherche à couvrir un risque de régulation et de réputation, le Syndicat des
eaux un risque de qualité.
Le troisième est particulièrement
intéressant puisque c’est la démarche d’intendance de l’eau la plus aboutie en
France. Il s’agit de la protection des captages des eaux minérales naturelles
de Contrex, Vittel et Hépar pour couvrir un risque de quantité et de qualité.
Grâce à leurs efforts, ils ont atteint l’étape de la gouvernance : un changement
de pratiques dans la gestion de l’environnement naturel a donné naissance à de
nouvelles normes acceptées par tous.
La
réputation comme moteur d’une implication de long-terme pour la protection des
ressources en eau
En Inde, à la fin du siècle dernier,
Coca Cola est accusée de prélever des quantités d’eau beaucoup trop importantes
dans les nappes phréatiques situées sous ses usines d’embouteillage, privant
d’eau les populations pauvres alentour. Cette crise est très gênante pour la
firme qui utilise plus de 300 millions de m3 d’eau par an au niveau
mondial (il faut en moyenne 2,5 litres d’eau pour produire un litre de soda).
Le risque pour Coca-Cola est donc avant tout un risque de réputation (cette
crise indienne est devenue un cas d’école et est encore largement exploitée par
de nombreuses associations notamment altermondialistes), mais aussi de
disponibilité de l’eau en quantité et en qualité (baisse et pollution ou
salinisation des nappes). Elle ne peut pas non plus exclure un risque de
régulation. Pour preuve, entre 1977 et 1993, la firme n’était plus présente en
Inde car elle avait refusé d’appliquer une législation la contraignant à
partager son capital avec des actionnaires locaux.
Pour prévenir ce genre de crise,
Coca-Cola a entrepris une grande réflexion et s’est fixé en 2007 l’objectif
mondial de rendre à la nature et aux populations l’équivalent en volume de l’eau
qu’elle utilise dans ses boissons. L’objectif est à la mesure des risques, puisqu’il
implique près de 900 usines dans le monde et plus de 250 partenariats dans 71
pays.
Comme de nombreux industriels, la firme
américaine a commencé par réduire sa consommation d’eau et est parvenue en 11
ans à faire une économie totale de 27%.
Pour son action extérieure, depuis 2014 Coca-Cola
mène en France, dans le parc naturel de Camargue, un projet de restauration
naturelle des étangs et marais salins aux côtés de WWF. L’objectif est de protéger
la faune et la flore dans le respect de l’économie locale. Pour cela, des travaux
hydrauliques importants ont été menés pour restaurer des circulations d’eau. Celles-ci
avaient été modifiées dès le XVIIIème siècle pour drainer des terres à des fins
agricoles et pour transformer des étangs en marais salants. Ces nouveaux
aménagements permettent de maintenir le niveau des eaux dans la zone humide, de
protéger des sites de nidification, la migration de poissons et le retour
d’espèces sensibles à la salinité. Devant le succès de cette première phase de
trois ans, Coca-Cola a décidé en 2017 de renouveler les investissements et les
partenariats avec WWF, le parc Naturel Régional de Camargue, la Tour du Valat,
la Société Nationale de Protection de la Nature et le Conservatoire du
littoral.
L’accord
entre acteurs locaux sur des risques partagés
Dans la vallée du Gave de Pau, en Pyrénées-Atlantiques,
se côtoient maïsiculteurs et maraîchers, gros utilisateurs de produits
phytosanitaires. Le Syndicat des eaux a fait savoir son inquiétude face au
risque grandissant de pollution de l’eau potable de la commune d’Artix (3500
habitants). Cette interrogation a permis, en 2009, de mobiliser autour de cet enjeu
l’Agence de l’eau Adour Garonne, la Chambre d’agriculture des
Pyrénées-Atlantiques, le Syndicat des eaux, l’interprofession légumière Unilet,
la coopérative Euralis et les experts de BASF et de l’organisme de recherche Arvalis
- Institut du Végétal.
La première étape de l’intendance de
l’eau, la « sensibilisation », a donc été de rassembler ces acteurs
pour définir le périmètre du problème afin de préserver les captages d’eau
potable. Comme partout les acteurs agissent avec des motivations différentes.
Qualité et rendement de production pour les agriculteurs, approvisionnement et
sécurité de l’eau pour le Syndicat des eaux, garantie prix et santé pour les
citoyens. Pour BASF il s’agit de se prémunir contre des risques évidents de
régulation et de réputation.
Il a fallu définir et trouver un consensus sur une définition de l’état initial de la qualité de l’eau et l’aire d’alimentation (1162 hectares). Ces deux données sont cruciales car elles définissent le niveau du risque et le périmètre de l’intervention. La cartographie a été payée par l’Agence de l’eau et BASF (25 000 euros). Ensuite, seulement en 2012, une enquête a permis de comprendre l’origine de la pollution et les aspects sociétaux, agronomiques, hydromorphologiques, etc. Des points d’améliorations ont été identifiés et ont donné naissance à des plans d’actions agricoles : la gestion des zones d’effluents, une meilleure couverture des puits d’irrigation, l’implantation de zones tampons pour freiner les transferts de pesticides et ainsi permettre leur dégradation, la modification de parcours des pulvérisateurs, etc.
Dans ce projet, BASF est intervenue surtout
à propos de son herbicide le bentazone. Ses experts ont apporté leurs
connaissances sur la molécule, son mode d’application optimal, sa vitesse de
dégradation…
De son côté, la coopérative Euralis a
financé l’accompagnement au changement des pratiques des agriculteurs. Chaque
partie prenante a apporté sa pierre à l’édifice et chacune y a trouvé son
intérêt puisque les analyses faites en 2013 et 2014 (plus d’une centaine de
pesticides sont suivis annuellement dans les captages de la ville) ont montré
que les normes réglementaires n’avaient pas été dépassées. Le Syndicat des eaux
n’a donc pas eu à interdire le bentazone tout en offrant au citoyen une eau qui
respecte les normes en vigueur.
L’intendance
de l’eau comme nouveau modèle de gouvernance de l’environnement
Une eau minérale naturelle doit avoir
une origine souterraine ou géologique et une composition chimique stable. Elle
ne doit subir aucun traitement. Quand on sait que 33% des eaux souterraines
sont en mauvais état chimique en France (en 2013 les nitrates sont responsables
du déclassement de 17% des masses d’eau et les pesticides pour 15,8%) on
comprend tout de suite que les minéraliers ne peuvent pas se permettre de
regarder le temps passer. Au cours des années 1980, le territoire autour des sources
Vittel, Contrex et Hepar est de plus en plus cultivé de manière intensive avec
force produits phytosanitaires. À cela s’ajoute le golf, l’hippodrome, les
espaces verts, les voies de chemin de fer et les jardins privés qui utilisent tous
beaucoup de produits chimiques. À la fin des années 1980, Nestlé Waters lance
un programme de recherche avec l’INRA impliquant des historiens, des
sociologues, des économistes des agronomes et des zootechniciens.
L’objectif du programme est de protéger
la ressource au travers d’une politique « zéro produits
phytosanitaires » tout en conservant le niveau de revenus des acteurs
locaux et ce sans jamais rien imposer. En 1992, Nestlé crée la filiale Agrivair
afin de mettre en pratique les recommandations des chercheurs pour lever les
freins aux changements en proposant, convaincant, conseillant, offrant des
solutions alternatives aux parties prenantes. La préservation de l’impluvium
(bassin d’alimentation des sources) représente 10 000 hectares et 17
communes. Agrivair a mis en œuvre des mesures financières et logistiques :
maintien du revenu agricole, plantation de 40km de haies et de 12 000
arbres, rachat d’1/3 des terres pour favoriser le désendettement ; terres
qui sont gratuitement mises à la disposition des agriculteurs en échange du
respect du cahier des charges. En parallèle, les collectivités locales, les
particuliers, la SNCF et autres exploitants d’espaces verts ont adopté le
cahier des charges Agrivair convaincus par les bénéfices que la collectivité
allait en tirer.
Plus qu’une démarche, le modèle
d’intendance de l’eau développé par Nestlé Waters a pris une forme
juridique qui permet de réunir les conditions d’une collaboration entre des
acteurs divers, en vue de la protection durable des ressources en eau et du maintien
des territoires et de l’agriculture, sans nuire à leur rentabilité. Depuis 25
ans, ce programme d’intendance de l’eau montre que l’action collective peut
servir de modèle de gouvernance permettant d’allier protection des ressources,
développement économique et gestion d’un bien commun.
On le voit, les raisons de l’implication
des acteurs dans des projets d’intendance de l’eau sont toutes différentes. Ils
s’engagent pour des motifs qui leur sont propres, mais autour d’une même
ressource. Ces trois exemples illustrent aussi les différentes échelles des
projets d’intendance de l’eau. Mais tous partagent les mêmes étapes conduisant
à la réussite des interventions et surtout à leur pérennisation.
Reste l’étonnement ! Face au succès
de l’intendance de l’eau sur tous les continents et des projets décrits ci-dessus,
pourquoi existe-t-il si peu d’exemple en France ? Nous avons déjà évoqué
quelques raisons (dans l’article paru dans EIN 408) : les entreprises ont
encore trop tendance à confier leurs engagements pour l’environnement à des
associations, à laisser cette tâche à l’Etat et parfois à ne pas savoir ou
vouloir communiquer sur leurs actions. Il est vrai qu’il est toujours possible
de critiquer un projet. Sur nos trois exemples, vous aurez rapidement trouvé
quelques failles. On reproche souvent à Nestlé Waters de ne pas assez parler
des quantités d’eau prélevées dans la nappe des grès Vosgiens. En effet, ils
sont responsables de 28% des prélèvements dans une nappe qui souffre d’un
déficit de recharge de 1,1 à 1,5 millions de m3/an. Un arbitrage est
donc nécessaire dans le bassin versant pour déterminer qui devra baisser sa
consommation ou payer plus cher. Les partenaires se permettent eux aussi des
critiques. WWF a par exemple critiqué l’approche globale de « neutralité
eau » de Coca-Cola pour la faire évoluer vers une gestion locale de leur
empreinte eau. En effet, l’eau ne se déplace et ne se disperse pas aussi
facilement que le CO2.
Pourtant, ces projets sont autant de
signes d’encouragement et montrent leurs bénéfices pour tous les acteurs. Avec une
pédagogie et une méthodologie déjà largement éprouvées, ce travail à de beaux
jours devant lui en France. D’autant que l’architecture institutionnelle existe
déjà et pourrait accélérer ces démarches. Comme le démontre l’exemple de Neslté
Waters, l’intendance de l’eau offre des retombées certaines pour la sauvegarde de
la ressource et de l’environnement et l’assurance d’une pérennité de croissance
pour les entreprises.