La validation judiciaire du plan de sauvetage de 3 milliards de livres de Thames Water éclaire les défis techniques et financiers des opérateurs historiques de l’eau. Entre hiérarchisation des créanciers, délais dans les projets environnementaux et modernisation différée des infrastructures, cette crise offre des clés de lecture pour les gestionnaires français confrontés à des enjeux similaires de vieillissement des réseaux et de pression régulatoire.
L’affaire Thames Water illustre les risques d’un sous-investissement chronique. Le report de 112 projets environnementaux (dont la modernisation de stations d’épuration et la réduction des rejets) a conduit l’autorité de régulation Ofwat à ouvrir une enquête pour non-respect des engagements contractuels. Un cas d’école pour les gestionnaires hexagonaux, alors que la directive européenne sur les eaux résiduaires urbaines impose un triplement des investissements d’ici 2027. La technicité des contrats de performance énergétique (EPC) évoqués par Thames – marché estimé à 720 millions de livres au Royaume-Uni – pourrait inspirer d'autres acteurs pour externaliser la télégestion des fuites ou l’optimisation énergétique.
Sur le plan financier, le recours au cross-class cram down (pouvoir d’imposer un plan aux créanciers minoritaires) soulève des questions de gouvernance. Le tribunal a retenu l’alternative d’une administration spéciale comme « scénario pertinent », où les créanciers juniors (dont TWL, la maison mère) seraient sortis « hors de la monnaie ». Chris Weston, PDG de Thames Water, défend une « solution de marché » pour préserver les capacités d’investissement, avec un premier déblocage de 1,5 milliard de livres affecté au remplacement des conduites et aux systèmes de contrôle en temps réel. Une approche à comparer avec le modèle français de délégation de service public, où la solvabilité des opérateurs dépend étroitement des révisions tarifaires de l’État.
L’imbrication des enjeux réglementaires et techniques apparaît dans le Water Industry Act 2024, qui impose à Thames Water un taux de recyclage des eaux usées de 80 % d’ici 2035. Or, le retard pris sur 13 % des chantiers environnementaux programmés entre 2020-2025 montre l’asymétrie entre objectifs législatifs et contraintes opérationnelles – un débat familier en France depuis la loi Labbé. La décision d’Ofwat de limiter la hausse tarifaire à +35 % malgré un besoin de +53 % pour financer les infrastructures rappelle les arbitrages de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) sur les réseaux d’eau potable.
La suite technique se jouera fin 2025 avec le dépôt du plan de restructuration holistique, intégrant les normes AMP8 sur la résilience climatique et la cybersécurité. Les experts pointent un risque de report des investissements dans les systèmes SCADA et les capteurs IoT, pourtant cruciaux face à l’accélération des sécheresses estivales. « Toute perturbation opérationnelle d’une SAR mettrait en péril la continuité du service », notait le rapport Deloitte cité lors de l’audience. Un avertissement pour les gestionnaires français, où 20 % des réseaux dépassent 50 ans d’âge.
En toile de fond, cette crise valide l’urgence des modèles hybrides associant financements privés et garanties publiques – une piste explorée par l’agence de l’eau Seine-Normandie pour ses appels à projets « Réseaux de demain ». Reste à transposer les innovations juridiques anglaises, comme les Restructuring Plans du Companies Act 2006, dans le cadre de la directive européenne sur les difficultés d’entreprise. La balle est désormais dans le camp des ingénieurs financiers et des régulateurs pour éviter un scénario à la Thames Water sur le Vieux Continent.