Interview de Philippe Lacoste, Directeur du développement durable du Ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Propos recueillis par Carole Paplorey, Déléguée Générale de la SHF
En 2018, le Ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) lançait la préparation concertée d’une nouvelle stratégie internationale en matière d’eau et d’assainissement. La concertation a pris la forme d'une consultation des parties prenantes, dont la Société Hydrotechnique de France (SHF). Rapporteur, avec l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et l’Office international de l’eau (OIEau) du collège "Recherche, formation et associations scientifiques et techniques", la SHF s'est nettement positionnée pour que les tensions sur les ressources en eau, les impacts du changement climatique, les besoins de formation et toutes les composantes d'une gestion intégrée des ressources en eau soient traités au bon niveau. La stratégie 2020-2030, ainsi élaborée avec l’ensemble des acteurs de l’eau, a été présentée lors d’une réunion de lancement le 24 février 2020 au MEAE en présence du Secrétaire d'Etat Jean-Baptiste Lemoyne. Philippe Lacoste, ingénieur des travaux publics de l’Etat, Directeur du développement durable du MEAE nous en explique les grandes lignes. Propos recueillis par Carole Paplorey, Déléguée Générale de la SHF.
SHF : Le MEAE a lancé le 24 février dernier une stratégie
internationale 2020-2030 pour l’eau et l’assainissement, quel bilan faites-vous
des actions menées au cours des dernières années ?
Philippe Lacoste : La France est un bailleur historique dans
le domaine de l’eau et de l’assainissement et elle participe activement à faire
du secteur une priorité sur l’agenda européen et international.
En 1998, la Conférence
internationale de Paris « Eau et Développement durable », initiative portée
par la France et l’Union européenne, avait déjà permis de soutenir un programme
d’actions pour l’eau et a ouvert la voie aux Objectifs du Millénaire pour le
Développement (OMD), notamment l’objectif 7.C consacré à l’eau. En 2003, la
France avait également placé l’eau au cœur des priorités de sa présidence du G8
et fait adopter à l’occasion du Sommet d’Evian un plan d’action dans ce domaine.
En 2005, la France a publié sa
première stratégie internationale pour l’eau et l’assainissement avec pour objectif notamment le doublement de son soutien
à ce secteur visant en priorité l’Afrique. Objectif atteint puisque la part de
son aide publique au développement (APD) bilatérale dans le domaine de l’eau et
de l’assainissement est passée de moins de 400 millions d’euros en moyenne sur
la période 2010-2013 à près de 800 millions d’euros sur la période 2014-2017. L’année
2005 a été marquée également par la promulgation de la loi Oudin-Santini qui a
permis aux collectivités locales, agences de l’eau et syndicats d’eau de
consacrer jusqu’à 1 % de leur budget pour soutenir des projets de développement
et de coopération en faveur des services d’eau potable et d’assainissement. Je
voudrais à cet égard saluer la mémoire de M. Jacques Oudin, ancien sénateur de
Vendée et co-auteur de la loi qui s’est éteint le 21 mars dernier. Cette loi
pionnière a permis de mobiliser près de 300 millions d’euros entre 2007 et
2018. Cette forme de coopération décentralisée est encore peu reconnue et
largement sous-utilisée. Or, elle permet non seulement de diversifier les instruments
de financement mais aussi de sensibiliser les citoyens sur les actions réalisées
dans le domaine de l’eau et de l’assainissement et de favoriser le partage
d’expertise entre techniciens et gestionnaires de terrain en matière de
développement local et de gestion des services d’eau et d’assainissement.
Partant du constat que la France
et les acteurs français de l’eau devaient parler d’une seule voix pour peser
plus sur la scène internationale, les pouvoirs publics ont décidé de créer, en
2007, le Partenariat français pour l’eau (PFE) regroupant l’ensemble des
acteurs de l’eau : opérateurs privés et publics, élus, organisations
non-gouvernementales et chercheurs. Le plaidoyer du PFE, relayé par les efforts
diplomatiques de la France, a activement contribué à la reconnaissance par
l’Assemblée générale des Nations Unies des droits à l’eau potable et à
l’assainissement comme droits humains fondamentaux en 2010, il y a tout juste
10 ans.
Après ce succès, la France a
accueilli, en 2012, le Forum mondial de l’eau à Marseille. Cet évènement a
permis d’identifier les priorités du secteur et de mettre la gestion de l'eau
au cœur des négociations du sommet dit Rio+20. Cette conférence a été une étape
clé dans la création, en 2015, d’un Objectif de Développement Durable dédié spécifiquement
à la question de l’eau et l’assainissement - l’ODD numéro 6.
Malgré toutes les avancées
auxquelles la France a contribué et les progrès enregistrés, notamment dans
l’accès aux services d’eau, de grandes inégalités géographiques et économiques persistent
toutefois au niveau mondial et il reste encore beaucoup à faire pour que tous les
individus aient accès à ces services de base. A l’heure actuelle, selon l’ONU,
près de 2,2 milliards d’individus n’ont toujours pas un accès à de l’eau
potable. La gouvernance, les financements, le renforcement des capacités, et
l’acquisition des données continuent d’être des enjeux de taille pour la
réussite de l’ODD 6.
La France a donc une longue
expérience en la matière et celle-ci repose sur la concertation et la
participation des différents acteurs de l’eau. La nouvelle stratégie
internationale pour l’eau et l’assainissement[1]
précise la façon dont la France entend contribuer à ses diverses problématiques
pour les 10 prochaines années.
SHF : Pour la période 2020-2030, sur quels grands axes le MEAE a-t-il
décidé de renforcer ses engagements en matière d’eau potable ?
Philippe Lacoste : Malgré les investissements significatifs de
la France effectués au cours des dernières années, l’accès à des services d’eau
potable reste un défi majeur. Chaque jour, selon l’UNICEF, environ 1000 enfants
meurent de maladies d’origine hydrique telles que le choléra, le paludisme, la
fièvre typhoïde ou des salmonelloses. Sans mesures supplémentaires, la qualité
de l’eau continuera à se détériorer au cours des années à venir, en raison des
pollutions des eaux souterraines et de surface et d’une mauvaise gestion des
ressources. De plus, le changement climatique affecte d’ores et déjà fortement la
disponibilité en eau dans certaines régions. Cela donne une idée de l’ampleur
du défi.
Alignée sur les cibles de l’ODD 6 de l’Agenda 2030, la nouvelle stratégie internationale de la France pour l’eau et l’assainissement (2020-2030) vise deux objectifs principaux. Le premier vise l’accès universel et équitable à l’eau potable, à l’assainissement et à l’hygiène. Investir dans une eau de qualité, c’est investir pour la santé de chacun. L’accès à l’eau est fondamental pour lutter contre la propagation de maladies, notamment la pandémie de covid-19. Rappelons que le lavage des mains à l’eau et au savon constitue le premier des gestes barrière. Le deuxième objectif vise le renforcement de la gestion intégrée des ressources en eau à l’échelle des bassins versants. Et ces bassins sont rarement limités aux frontières nationales, il s’agit donc d’encourager des modalités de gestion commune d’un bien commun.
Afin d’atteindre ces objectifs, la stratégie internationale de l’eau et de l’assainissement, qui a été lancée le 24 février 2020 par M. Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, définit 3 axes d’actions prioritaires. Tout d’abord, il s’agit d’améliorer la gouvernance du secteur de l’eau et de l’assainissement à la fois à l’échelle locale et mondiale. Pour ce faire, la France appuie la mise en œuvre de législations nationales, le renforcement des capacités des acteurs et usagers locaux. Les indicateurs de résultat sont d’ailleurs fixés sur le nombre de personnes gagnant un accès aux services d’eau gérés en toute sécurité. L’Agence française de développement (AFD) s’est fixé une cible de 4 millions de personnes, en particulier les plus démunis, bénéficiant d'un service d'alimentation en eau potable géré en toute sécurité. A l’international, la France encourage la gestion concertée des bassins transfrontaliers en diffusant des outils comme les Conventions d’Helsinki et de New York et le protocole sur l’eau et la santé. Pour une gestion équitable et durable des ressources en eau, la France favorisera également le développement de la gestion intégrée des ressources en eau afin d’encourager le dialogue dans les processus de planification et de décision et ainsi de contribuer à optimiser les usages de l’eau entre les différents secteurs d’activités.
Le deuxième grand axe de cette
stratégie repose sur le renforcement de la sécurité de l’approvisionnement en
eau pour tous. Face aux risques environnementaux, il s’agit d’améliorer et de diffuser
les connaissances scientifiques portant sur les impacts du changement
climatique sur le cycle de l’eau, tout en gérant mieux l’offre et la demande
entre les différents acteurs.
Enfin, le troisième axe vise le renforcement de l’efficacité des moyens et des outils, en favorisant le développement de solutions innovantes et de mécanismes solidaires de financement. Cet engagement s’inscrit dans l’objectif du gouvernement de porter, en 2022, l’aide au développement à 0,55% du revenu national brut.
SHF : Et pour l’accès aux services d’assainissement ?
Philippe Lacoste : Aujourd’hui, quelque 4,5 milliards de
personnes n’ont toujours pas accès à des services d’assainissement gérés en
toute sécurité, ce qui a de graves répercussions sur la santé et le bien-être
des populations ainsi que sur l’état des écosystèmes. Malheureusement, le droit
à l’assainissement a longtemps été relégué au second plan derrière l’accès à
l’eau potable, tant d’un point de vue politique que des financements. Les acteurs
français ont œuvré pour que l’assainissement soit reconnu comme un sujet
prioritaire à l’international. Et il y a urgence : selon la FAO, dans les
pays en développement, environ 80 % des eaux usées sont rejetés sans aucun traitement,
polluant le milieu naturel et contaminant les ressources en eau.
En l’absence de pratiques
d’hygiène ou d’installations, le manque d’accès à l’assainissement constitue un
problème majeur de santé publique. 2,6 millions de personnes meurent chaque
année en raison de maladies liées à l’eau et au manque d’assainissement selon
l’OMS.
Afin de garantir l’accès
équitable à l’assainissement à l’international, la nouvelle stratégie de la
France prévoit d’équilibrer les financements entre eau et assainissement afin
qu’en 2030 la moitié de l’aide publique au développement soit dédiée au secteur
de l’assainissement. Au-delà des financements, la France promeut le
renforcement institutionnel et juridique en faveur de l’accès à
l’assainissement pour promouvoir la sensibilisation à l’hygiène, notamment
l’hygiène menstruelle. Par ailleurs, la nouvelle stratégie vise la réduction de
la pollution des eaux pour limiter les dégradations environnementales et les
risques sanitaires potentiels. Pour protéger le cycle de l’eau, la France
entend privilégier les solutions fondées sur la nature pour accroître la
résilience des territoires face aux changements climatiques et sauvegarder les
milieux naturels, zones humides et écosystèmes aquatiques afin de préserver les
ressources. Dans le cadre de sa nouvelle stratégie, la France insiste aussi sur
l’importance des travaux de recherche en particulier, interdisciplinaires, pour
mettre au point des infrastructures gérées en toute sécurité, efficaces et à un
coût abordable.
Retrouvez la suite de l’interview https://www.shf-lhb.org/articles/lhb/full_html/2020/02/lhb200047/lhb200047.html
Citation de
l’article : Paplorey C. 2020. Stratégie internationale de la France pour
l'eau et l'assainissement 2020–2030, interview de Philippe Lacoste, Directeur
du développement durable du ministère de L'Europe et des Affaires
étrangères. La Houille Blanche : 101–106
[1] Le texte
intégral de la Stratégie internationale de la France pour l’eau et
l’assainissement (2020-2030) est disponible en français et en anglais sur le
site du Ministère de l’Europe et des affaires étrangères à l’adresse
suivante : https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/climat-et-environnement/la-protection-de-l-environnement-et-la-lutte-contre-les-pollutions/l-action-de-la-france-en-matiere-d-eau-et-d-assainissement/
(version française) et https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/eau_ang_cle0ac2e1.pdf
(version anglaise)