En juillet 2014, Ségolène Royal, ministre de l'écologie, s'est prononcée en faveur des tarifs sociaux de l'eau. Elle a notamment encouragé les collectivités à expérimenter ce mode de tarification que la loi « Brottes », votée en 2013, a rendu possible après des années d'interdiction. Mais qu'est-ce qu'un tarif social de l'eau et comment le définir ? Pour y voir plus clair, nous avons interrogé Henri Smets, membre éminent de l'Académie de l'Eau et auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet. Pour plus de détails, on pourra consulter utilement son dernier ouvrage «Les aides pour les dépenses d'eau potable des ménages » publié en 2014.
Revue L?Eau, L?Industrie, Les Nuisances : Qu'est-ce qu'un tarif social de l'eau ?
Henri Smets : Un tarif social est un tarif qui est plus faible pour une catégorie d'usagers domestiques (les « bénéficiaires ») par rapport au tarif applicable pour une consommation déterminée d'eau par la plupart des usagers domestiques. Ces catégories sont, par exemple, les usagers ayant de faibles revenus, les personnes âgées ou retraitées, les familles nombreuses, etc. Les tarifs avec prise en compte de la taille de la famille sont très fréquents dans les pays faisant appel à des tarifs progressifs. A Paris, la Maire, Anne Hidalgo, propose de créer un tarif social pour réduire l'incidence du prix de l'eau, tarif qui implique « d'assurer la gratuité des premiers m3 d'eau aux plus démunis ».
Revue E.I.N. : Les tarifs progressifs s'apparent-ils à des tarifs sociaux ?
H.S. : Non. Un tarif progressif n?est pas un tarif social car il est le même pour tous les ménages ayant la même consommation d'eau. Les tarifs différenciés (tarifs différents pour les ménages et les usagers professionnels) ne sont pas non plus des tarifs sociaux car ils s'appliquent uniformément à tous les usagers domestiques. Les aides curatives destinées à permettre aux usagers démunis d'honorer leurs dettes d'eau (aides distribuées par les FSL ou les CCAS) ont une fonction sociale mais ne sont pas assimilables à des tarifs sociaux.
Revue E.I.N. : Quels sont les principaux paramètres qui permettent de définir les tarifs sociaux ?
H.S. : Un tarif social dépend de la consommation d'eau de l'abonné et d'une caractéristique du ménage desservi par l'abonnement. Le principal problème en matière de tarification sociale consiste à identifier les bénéficiaires et à leur verser l'aide pour l'eau sans avoir à engager de dépenses élevées. Pour le surmonter, ils peuvent faire appel à des fichiers « officiels » au niveau social ou fiscal. Au plan juridique, une difficulté a longtemps consisté à faire payer un service public à un prix différent selon que l'usager fait ou non partie de la catégorie des « bénéficiaires » sans que cela ne soit considéré comme un privilège indû.
La première étape consiste à obtenir le soutien des habitants sur le nouveau tarif, ce qui est parfois plus facile pour la distribution d'eau que pour l'assainissement.
Revue E.I.N. : Comment fixer le montant des aides ?
H.S. : Au plan matériel, le montant des aides pour l'eau devra être suffisant pour ne pas paraître humiliant ou ridicule. Un ordre de grandeur en France est de 80 ?/an par famille mais le montant varie selon que l'eau est plus ou moins chère et que le tarif s'applique à l'eau et/ou à l'assainissement. Au plan financier, le volume total des aides distribuées devrait être faible par rapport au chiffre d'affaires de l'eau, ce qui ne pose pas de problèmes en France.
Revue E.I.N. : Comment déterminer les bénéficiaires de ces tarifs ?
H.S. : Pour les tarifs sociaux de l'électricité ou du gaz, il a été fait appel à des catégories de bénéficiaires par classe de revenus et non au revenu même de chaque bénéficiaire. Les municipalités peuvent faire un choix similaire dans le cas de l'eau. Elles peuvent évaluer l'aide nécessaire pour ramener la dépense d'eau et d'assainissement d'un ménage déshérité à un montant jugé abordable, par exemple à moins de 3% du revenu disponible du ménage pour une consommation forfaitaire d'eau. Dans les villes où l'eau est bon marché, l'instauration d'un tarif social de l'eau n?est généralement pas nécessaire. Au delà de 4 ?/m3, un tarif social est souvent jugé nécessaire.
Pour être efficace, les municipalités pourront choisir des catégories de bénéficiaires en se référant aux bénéficiaires d'autres aides sous conditions de ressources, par exemple les titulaires du RSA Socle ou de la CMUC. La solution la plus simple consiste à verser l'aide pour l'eau en complément à une autre aide déjà versée, par exemple, le RSA Socle.
Revue E.I.N. : Quand faut-il plutôt privilégier une aide tarifaire ou une aide directe ?
H.S. : Au plan pratique, l'aide peut apparaître directement sur la facture (aide tarifaire ou tarif réduit) ou encore être versée séparément au bénéficiaire (chèque eau, allocation de solidarité pour l'eau, aide directe). Cette deuxième solution est incontournable lorsque le bénéficiaire n?est pas un abonné comme dans le cas d'immeubles avec compteur unique pour l'ensemble des habitants. Les aides sont servies aux usagers par le distributeur d'eau, la municipalité ou par un organisme désigné à cette fin (CCAS ou CAF, par exemple). Le montant de l'aide peut être forfaitaire ou en rapport avec la consommation d'eau. Dans certains pays, l'aide pour l'eau résulte du fait que les redevances d'eau ou d'assainissement pour une même consommation sont plus faibles si la valeur foncière de l'habitation desservie est plus faible.
Revue E.I.N. : Quelles sont les avancées de la loi « Brottes » ?
H.S. : Après des années d'interdiction, la loi Brottes a encouragé les municipalités à expérimenter de nouveaux tarifs sociaux. En France, la tarification sociale est mise en ?uvre depuis longtemps dans de nombreux domaines : électricité, gaz, téléphone, internet, transports publics, cantines scolaires, conservatoires de musique, musées, etc. Grâce à la loi Brottes, il est légalement permis d'introduire un tarif social pour l'eau et d'obtenir à cette fin des informations personnelles sur les ménages desservis. Pour l'électricité, il est prévu que le nombre de bénéficiaires sera progressivement augmenté pour atteindre 4 millions de ménages. Pour l'eau, le nombre de bénéficiaires pourrait passer de 100 000 ménages actuellement à un million de ménages.
Revue E.I.N. : Ou en est-on aujourd'hui en France en matière de tarification sociale ?
H.S. : Sans attendre une autorisation préfectorale, près d'une centaine de municipalités se sont organisées avec leurs délégataires pour verser des chèques eau à des personnes identifiées comme étant en situation de précarité par les CCAS, ce qui aboutit à réduire l'impact des factures d'eau pour ces personnes. Deux distributeurs (Eau du Dunkerquois et SIAEP Tarnos-Ondres (40) ont mis en place un tarif réduit pour les usagers en situation de précarité avec compteur et une aide forfaitaire pour les ménages sans compteur individuel. A Paris, l'aide pour l'eau actuellement mise en ?uvre consiste en un forfait associé à l'aide au logement. Des débats sont en cours pour créer un nouveau tarif social de l'eau. En 2015, plusieurs municipalités mettront en place un tarif social de l'eau.
Revue E.I.N. : Et dans le Monde ?
H.S. : Pour pouvoir mettre en place un tarif social, il faut déterminer quels sont les bénéficiaires de ce tarif, ce qui ne pose pas trop de problèmes dans les pays développés qui distribuent des aides sociales ou des allocations familiales à de nombreuses personnes.
Dans ce domaine, l'expérience à l'étranger est plus riche qu'en France. Les tarifs avec prise en compte de la taille de la famille sont la règle dans des pays comme la Belgique (Flandre et Bruxelles), l'Espagne, le Portugal ou l'Italie. Ainsi, à Bruxelles, le tarif est calculé par personne desservie et à Barcelone, les familles nombreuses ont un tarif plus faible que les ménages de deux personnes.
Les tarifs sociaux liés aux revenus sont utilisés en Belgique (Flandre), en Espagne, au Portugal, en Italie, à Malte, au Royaume-Uni. Des aides pour l'eau sont également données au Danemark, en Suisse et en Russie. Les factures d'eau au Chili et en Colombie tiennent compte des revenus des usagers ou du quartier où ils habitent. En Belgique (Flandre), les ménages démunis reçoivent un quota d'eau totalement gratuit. Près de 7% de la population est dans ce cas.
Revue E.I.N. : Comment évaluer la pertinence d'un tarif social ?
H.S. : Pour apprécier la pertinence d'un tarif social de l'eau, on pourra examiner le montant des transferts en faveur des bénéficiaires par rapport aux dépenses d'eau des ménages, la proportion de bénéficiaires parmi la population ainsi que parmi les titulaires du RSA Socle ou de la CMUC, la proportion des bénéficiaires potentiels qui reçoivent effectivement l'aide prévue en leur faveur, les dépenses de gestion des aides par rapport au montant total des aides distribuées pour l'eau.
Un tarif social peut consister à réduire le prix unitaire d'une première tranche de consommation d'eau pour les bénéficiaires choisis. Il peut aussi peut consister à exonérer ces usagers du montant de l'abonnement (partie fixe) ou à leur verser une allocation spéciale, par exemple, la moitié du coût de 30 m3 d'eau par an.
Les réductions tarifaires consenties peuvent affecter la part distribution d'eau, la part assainissement, la part communale ou la part délégataire de la facture d'eau. La gratuité de la distribution ne signifie pas la gratuité de l'assainissement, ni l'absence de redevances des Agences et de taxes. Même si la part eau et la part assainissement sont gratuites, il faudra payer les redevances des agences et la TVA.
Revue E.I.N. : Quelles sont les erreurs à éviter ?
H.S. : Une première erreur consiste à choisir un système tarifaire trop élaboré, complexe et lourd à mettre en ?uvre. Il vaut mieux commencer avec un système très simple basé sur des indicateurs connus en étant conscient que ce système sera parfois inéquitable. Les correctifs viendront dans un deuxième temps.
Une deuxième erreur consiste à créer de nouveaux fichiers pour caractériser les usagers et, en particuliers, les usagers démunis. Pour éviter les dépenses associées, il est préférable de se baser sur des fichiers existants. Le système tarifaire ne devrait pas se baser sur le revenu réel des usagers car plus ils sont déshérités et moins ce revenu est connu. En revanche, on pourra utiliser les fichiers de titulaires de certaines allocations sociales sous condition de ressources comme cela a été fait à Dunkerque avec la CMUC. Si l'on veut moduler le tarif avec le nombre de personnes au foyer, on éprouvera de grandes difficultés car ce nombre varie beaucoup. En revanche, il existe des fichiers de personnes à charge dont il est tenu compte au plan fiscal ou encore des fichiers de ménages avec le nombre d'unités de consommation associé.
Revue E.I.N. : Faut-il exiger une demande formelle ?
H.S. : Non. La troisième erreur consiste à faire appel à un système tarifaire qui exige une demande formelle ou une démarche particulière de l'usager. En effet, plus l'allocation est faible et plus le nombre d'usagers qui s'abstiennent de faire la demande est élevé. Pour le tarif social de l'électricité, qui était initialement basé sur la procédure de la demande, le taux de non-recours avait atteint 70% et il a fallu faire appel à un système automatisé pour contourner cet obstacle. Pour l'eau, le taux de non-recours en cas de demande risque d'être plus élevé encore. Une autre solution consiste à faire appel au CCAS ou au FSL pour identifier les bénéficiaires du tarif social mais cette solution nécessitera souvent une forte augmentation des moyens et du personnel de ces organismes. Sans un certain automatisme, le nombre de bénéficiaires du tarif social risque d'être relativement faible par rapport à l'objectif poursuivi, comme c'est souvent le cas avec les chèques eau.
Enfin, il faut traiter de manière adaptée le cas des immeubles servant à l'habitation collective qui n?ont qu'un seul compteur d'eau (immeubles d'appartements, foyers de travailleurs, casernes, pensionnats, etc). En effet, un abonnement domestique peut desservir plusieurs ménages dont certains sont bénéficiaires du tarif social.
Finalement, il faudra éviter d'ériger en principe absolu la notion que les dépenses d'eau ne peuvent dépasser 3% des revenus. Le concept est intéressant mais serait source de complexités et de lourdeurs d'application s'il devenait une exigence légale.