Commencés en 1833, les travaux du puits artésien de Grenelle s’achevèrent seulement huit années plus tard… Cette durée interminable tint à ce que l’ingénieur Mulot ne disposait comme force motrice que d’un manège mis en mouvement par quelques chevaux…
En 1834, dans l’Annuaire du bureau des longitudes, Arago publie un Mémoire sur «Les puits forés connus sous le nom de puits artésiens, de fontaines artésiennes ou de fontaines jaillissantes». C’est le début d’une aventure qui conduira à la réalisation du premier grand forage géothermal parisien, le puits artésien de Grenelle. II n’est pas de technicien de l’eau, quel que soit son niveau, qui n’éprouve une nostalgie en retrouvant, au hasard d’un rangement, un de ces vieux bouquins fatigués par l’âge, grâce auxquels naguère, par le jeu d’une imagerie appropriée, on lui a inculqué les premières bases de ce qu’il ne savait pas encore être sa future vocation professionnelle. Entre autres, l’immortel principe des vases communicants assorti de son inévitable corollaire, l’application au phénomène des puits artésiens, souvent symbolisé par une coupe de la cuvette du bassin parisien avec le petit jet d’eau évocateur en son centre, à l’endroit de Paris. Le puits artésien tire directement son nom de l’Artois, la région ou il a été exploité, en France, pour la première fois.
Les historiens sont tous d’accord
sur ce point: c’est dans la région de
Lillers-en-Artois, dans le Pas-de-Calais,
entre Béthune et Saint Omer, que sont
creusés les premiers puits.
On prétend, selon une tradition très
répandue à laquelle beaucoup confèrent une importance historique, que le
premier puits jaillissant aurait été foré
dans l’enclos d’un couvent de Dominicains par un moine-jardinier au début
du XIIe siècle, en l’an 1126 très précisément. Accablé par la terrible sécheresse
qui réduisait à néant ses récoltes, le père
Chartreux eut l’idée géniale d’enfoncer
un tuyau de bois dans le sol. A l’instant
même, l’eau se mit à jaillir.
La nappe d’eau est située si près du sol
qu’une bonne partie de l’Artois se couvrit
de puits artésiens dans les années qui
suivirent. Les conduites des puits étaient
alors en bois de saule. Dans le tronc d’un saule, on taillait une poutre de 20 x 20 cm
de section, et comme le coeur de saule
est un bois particulièrement tendre, on
pouvait facilement y creuser un trou de
100 mm de diamètre. Avec une sonde, on
creusait alors dans le sol un trou de 250
à 300 mm de diamètre jusqu’au niveau
de la craie, soit environ 18 m, et les tronçons du tuyau de bois y étaient disposés
et hermétiquement emboîtés. Le dernier
tronçon, qui ne dépassait du sol que de
50 cm environ était entouré d’une bordure basse et maçonnée de 1,20 m de
diamètre. L’eau jaillissante etait puisée
dans ce réservoir peu profond et presque
toujours à ciel ouvert.
Tels étaient les puits artésiens, dans
cette zone de Lillers qui forme un cercle
de 10 km environ de diamètre. On peut
encore y capter de nos jours assez facilement l’eau souterraine à une profondeur relativement faible, bien que les
prélèvements opérés en puits profonds
aient fait descendre considérablement
le niveau de la nappe.
LES PUITS ARTÉSIENS : UNE HISTOIRE ANCESTRALE
Les anciens connaissaient l’art de forer la terre pour en faire jaillir des sources. On trouve des puits forés en Asie mineure, en Perse et en Egypte. En Algérie et même dans le Sahara, on a observé des traces très anciennes de puits à eaux jaillissantes. Depuis les temps les plus reculés, les Chinois creusent avec habileté des puits très profonds. En France, jusqu’au commencement du xixe siècle, les procédés et les instruments sont assez rustiques.
Mais en 1818, la Société d’encouragement pour l’industrie nationale ouvre un concours sur les perfectionnements à apporter à l’art de forer les puits. A partir de cette époque, et grâce aux efforts de la cette Société savante, l’état de l’art progresse rapidement. Les mémoires publiés mettent en évidence toute l’importance qu’occupent alors les fontaines artésiennes. Les puits forés se multiplient rapidement dans toute l’Europe ainsi qu’au Sahara où existait dès 1860 une cinquantaine de puits forés qui créèrent autant d’oasis. Mais c’est à l’ingénieur français LouisGeorges Mulot que l’on doit les plus grands perfectionnements dans la technique du forage et après lui à l’ingénieur saxon Gosshelf Kind qui, adoptant et perfectionnant les procédés chinois, perça de nombreux puits dans toute l’Europe.
L’IDÉE D’UNE RESSOURCE EN EAU ARTÉSIENNE À PARIS
Paris n’avait jamais possédé d’abattoirs avant Napoléon 1er, et c’est un décret de 1810 qui initia la construction des cinq premiers abattoirs parisiens, dont celui de Grenelle qui fut construit entre 1810 et 1818. Problème, cet abattoir de Grenelle manquait d’eau. La faveur du moment étant aux puits artésiens, on eut l’idée de recourir à un forage car les connaissances géologiques que l’on possédait du sous-sol parisien ne laissaient que peu de doutes sur le succès d’une telle opération. On savait que sous le sol de Grenelle, les terrains tertiaires avaient trop peu d’épaisseur pour que l’on y trouve des nappes à faible profondeur telles que celles que l’on avait pu solliciter dans certains environs de Paris. Il faudrait traverser résolument toute la masse de craie dont on ignorait l’épaisseur pour atteindre les argiles et les sables verts, là où devait exister à coup sûr une nappe aquifère analogue aux nappes qui jaillissaient déjà de ces mêmes sables verts à Elbeuf et à Tours. A Tours, justement, n’avait-on pas creusé avec succès, entre 1830 et 1837, onze puits artésiens profonds de 112 à 169 mètres ? Sûr de son fait, le Conseil municipal de Paris décide donc de l’éxécution d’un forage artésien à Grenelle, en plein centre de l’abattoir, jusqu’à 400 mètres de profondeur. L’adjudication des travaux échoit à l’ingénieur Louis-Georges Mulot, le seul qui accepta de prendre le risque d’une entreprise que l’on regardait comme financièrement hasardeuse, étant donnés les moyens de l’époque.
UNE DURÉE INTERMINABLE…
Les travaux commencèrent le 24 décembre 1833 et ne s’achevèrent que huit années plus tard… Une durée interminable due au fait que l’ingénieur Mulot ne put commencer ses travaux qu’avec un matériel très imparfait - qu’il perfectionna d’ailleurs au fur et à mesure - et qu’il ne disposait comme force motrice que d’un manège mis en mouvement par quelques chevaux… Plusieurs accidents se produisirent, causant des retards fâcheux. Ainsi, en 1835, on avait atteint environ 400 mètres lorsqu’une cuiller d’un poids énorme tomba au fond du puits.
On ne put la retirer qu’en la réduisant en morceaux, et il fallut trouver pour cela le moyen d’opérer à une si grande profondeur avec des ciseaux et des limes de grande dimension: l’opération demanda quatorze mois ! En 1837, la sonde dépasse les 400 mètres, mais l’énorme banc de craie qui constitue l’assiette sur laquelle repose le bassin parisien n’est pas encore totalement traversé. Après moult hésitations, le Conseil municipal se résout à voter de nouveaux crédits pour porter le forage à 500 mètres. Cette profondeur est atteinte en 1840. On dépasse alors la craie mais pour s’engager dans les argiles du Gault et sans avoir atteint les fameux sables verts. Le projet, moribond, est sur le point d’être abandonné… C’est le maire de Paris, François Arago, qui va le sauver. Il fait remarquer que l’on se trouve proche de la nappe puisqu’à Elbeuf les eaux jaillissantes se sont élevés à une hauteur égale à celle à laquelle se trouve le sol de Grenelle par rapport au niveau de la mer. Le physicien François Walferdin soutient cette thèse en faisant valoir que les sables verts que l’on cherchait à atteindre à Grenelle apparaissaient à la surface du sol dans le voisinage de Troyes où ils succèdent aux argiles, et où les eaux qui alimentent les sources artésiennes commencent à s’infiltrer. En cet endroit, les sables verts sont situés à 130 m au-dessus du niveau de la mer, donc les eaux qui y pénètrent sont à plus de 100 m au-dessus du niveau de Grenelle, lequel n’est qu’à 31 m audessus de la mer ! Face à de telles assurances, il est décidé de poursuivre les travaux. Le 26 février 1841 à 2 heures et demie, alors que le forage atteint la profondeur de 547,60 mètres, l’eau se met à jaillir violemment à une hauteur considérable, inondant d’un seul coup tout l’abattoir de Grenelle: une eau tiède, à température de 28° C. Au soir de ce 26 février, Louis-Georges Mulot, triomphant, envoie au maire de Paris le message tant attendu: «Monsieur Arago, nous avons l’eau!».
LA SEINE, LA MARNE, L’YONNE, L’OISE, LE CHER, LA VIENNE ET LA LOIRE DANS UN VERRE D’EAU
En 1841, le débit du puits artésien de
Grenelle avoisine les 1.100 m3
par
24 heures. Il tombera à 900 m3
en 1856,
puis à 775 m3
en 1861 lors de la mise en
service du puits artésien de Passy. En
1903, il baissera même jusqu’à 410 m3
.
Le forage était situé à l’intersection
des actuelles rues Valentin-Haüy et
Bouchert, dans le 15ème arrondissement,
à la place formée en 1900 sur l’emplacement de l’ancien abattoir de Grenelle
qui reçut en 1912 le nom de l’ingénieur
Mulot en souvenir de son puits.
A l’origine, la pression portait le jet d’eau à
38 mètres au-dessus du sol… On le canalisa
vers une grande fontaine que l’on construisit en 1841 sur la place de Breteuil. Cette
tour en fonte de 42 m de hauteur, merveille
de l’époque, faisait jaillir en nappes circulaires l’eau sur trois étages superposés. Elle
avait 4 m de diamètre à sa base et 3 m au
sommet et contenait quatre tubes: deux
pour l’élévation de l’eau à la hauteur de la
place du Panthéon, un tube de décharge et
un tube de distribution d’où l’eau était dirigée vers d’énormes réservoirs construits
sur la Montagne-Sainte-Geneviève. «On
boit la Seine, la Marne, l’Yonne, l’Oise, le
Cher, la Vienne et la Loire dans un verre
d’eau du puits de Grenelle», écrivit alors
Victor Hugo…
Cette tour reposa, jusqu’à sa démolition
en 1903, sur un massif de maçonnerie de
3 mètres de haut qui supporte depuis
1908 une statue de Pasteur.
L’alimentation de Paris en eau artésienne ne fut pas le seul résultat de
ce forage remarquable. Au cours des
travaux, des mesures faites à des profondeurs de 400 et 500 mètres par
Arago et Walferdin avaient prouvé que
dans le bassin parisien, la chaleur de
la terre croît de 1 degré par tranche
de 32 mètres. La température précise
de 27,67° qu’accusait l’eau jaillissante de
Grenelle, provenant de 548 mètres de
profondeur, corroborait cette théorie.
Walferdin devint par la suite un spécialiste reconnu de la thermométrie. On lui
doit des thermomètres à «maxima» et
«minima», un hypsothermomètre et un
hydrobaromètre…
A Paris, le succès retentissant de ce projet entraina la création d’autres puits
artésiens dont celui de Passy qui tirait
hélas son eau de la même nappe que
celui de Grenelle dont le débit baissa
aussitôt. Furent ensuite creusés les puits
de la Chapelle en 1863, puis de la Butteaux-Cailles en 1864 et du boulevard de
la Gare en 1869.
Mais depuis cette grande époque des
puits artésiens, l’alimentation en eau
potable de la ville de Paris a évolué
irréversiblement vers d’autres solutions.
Si bien qu’aujourd’hui, il ne reste plus
que quelques souvenirs émouvants de
ce que fut cette épopée légendaire…