Les techniques de potabilisation à travers les siècles ne sauraient se détacher des progrès de l’hydraulique, depuis l’antiquité jusqu’à l’époque moderne. A l’aube de l’époque contemporaine, avec la révolution industrielle (vapeur, puis électricité), et le grand mouvement hygiéniste pasteurien concomitant, suivent les avancées en termes de traitement physico-chimique et microbiologique de l’eau. La fin du XXème siècle s’accompagne d’une accélération des transferts de technologies (par exemple membranaires), et le début du XXIème siècle adapte les traitements aux contraintes environnementales, ainsi qu’aux réglementations sanitaires plus drastiques (cf. progrès analytiques, études épidémiologiques…). L’évolution des technologies de traitement d’eau suit donc la frise chronologique, et s’attache à l’histoire des civilisations - tant sur le plan sociétal qu’économique, accélérée par la mise en place progressive de l’eau courante (celle-ci étant de fait très récente, à partir de la fin des années 1800).
Du point de vue des sciences
de l’ingénieur, les techniques
mises en œuvre s’appuient sur
les principales opérations unitaires du
génie chimique et biologique (Figure 1); à
savoir la séparation, l’extraction, l’adsorption, l’échange d’ion, la désinfection…Elles
visent l’élimination des matières en suspension, dissoutes et microbiologiques,
et/ou la correction de la composition
de l’eau par réactions acide-base et/ou
oxydo-réduction. Initialement empiriques, elles se sont peu à peu appuyées sur l’évolution des connaissances scientifiques tant en hydraulique, que chimie
et biologie. Mais tout d’abord, resituons
le contexte des diverses époques, et les
écrits qui nous sont parvenus, pour mieux
appréhender l’évolution des connaissances et techniques utilisées.4
AU FIL DU TEMPS
De l’antiquité à la renaissance
A l’origine, l’eau est puisée directement dans les cours d’eau ou nappes souterraines sans traitement. Mais déjà, plusieurs millénaires avant J.C (notamment en Mésopotamie), les populations se rendent compte qu’une eau trouble et odorante peut être incommodante, les égyptiens (Figure 2bis) utilisent de l’alun pour faire de la coagulation…
La science grecque décrit essentiellement la Physique comme science de la nature. Pour Aristote (Figure 2), son objet est l’étude des êtres inanimés et de leurs composants ; la Terre, qui est froide et sèche (solide), l’Eau, qui est froide et humide (liquide), l’air, qui est chaud et humide (gaz), le Feu, qui est chaud et sec (chaleur). Il distingue cinq vertus intellectuelles : la technè, l’épistèmè, la phronésis (prudence), la sophia (sagesse) et le noûs (intelligence). La technè souvent traduite par art ou expertise technique peut être apprise dans une école, alors que l’épistèmè traduit par connaissance ou science vient de la pratique et de l’habitude (mais elle n’inclut pas l’expérimentation).
Cette science très pragmatique ne vise pas comme aujourd’hui à transformer la nature. Au contraire, elle cherche à la contempler, dans un esprit philosophique avant tout. La chimie et la biologie, comme sciences fondamentales, restent alors embryonnaires. Il ne nous reste que peu d’écrits sur la technologie d’alors. Les conceptions aristotéliciennes de l’époque sont alors plus proches d’une théologie de l’eau que d’une science de l’eau.
La période romaine, quant à elle, est plus marquée par des écrits où apparaissent les fondements de la technologie hydraulique et des techniques de construction. Mais elle apparait avant tout emprunte d’une volonté de gestion et de régulation des savoirs orientée, vers un souci marchand. C’est ce qui transparait dans les ouvrages de M. Vitruve puis J. Frontin en particulier. Le livre VIII notamment du De architectura (Figure 3) forme la base d’une grande partie de ce que nous savons sur la technologie hydraulique romaine.
Sa description de la construction d’aqueduc comprend la façon dont ils sont suivis et entretenus, ainsi que le choix attentif des matériaux nécessaires. Le travail de Vitruve date du 1er siècle avant J.-C., soit la période au cours de laquelle un grand nombre des plus grands aqueducs romains ont été construits. L’utilisation du siphon inversé est décrite en détail, ainsi que les problèmes posés par les hautes pressions développées dans celui-ci. Un siècle plus tard, Frontin - général nommé à la fin du premier siècle après J.-C. curator pour administrer les aqueducs de Rome, donne beaucoup plus de détails dans De aquis urbis romae sur les problèmes pratiques liés à leur construction et leur entretien (Figure 4).
Cette synthèse brosse un tour d’horizon des technologies de l’eau potable (eau destinée à la consommation humaine). La production d’eau ne peut être dissociée de l’histoire du génie environnemental et sanitaire sur laquelle elle s’appuie. De même, elle est à appréhender dans le contexte plus global du système d’alimentation en eau, en lien avec son pendant - l’assainissement. Des choix personnels ont dû être réalisés pour rester dans le canevas d’un « digest ». Aussi, pour approfondir l’histoire des techniques, le lecteur pourra se rapporter utilement aux ouvrages généraux de J. BAUDET, M. DAUMAS, B. GILLES, B. JACOMY, F. RUSSO. Sur la thématique propre à l’eau dans sa dimension historique, citons, de manière non exhaustive, les livres de J. BONNIN, B. BUFFET, R. EVRARD, M. EL FAIZ, L. FRANCK, J-P. GOUBERT, A. GUILLERME, A. MALISSARD, M. NORDON, P-L. VIOLLET.
Cf. bibliographie à la 3ème partie
Le succès de son ouvrage tient tant à sa qualité descriptive que juridique. Le passage des connaissances orales à l’écriture renvoie à une finalité autre que le seul geste technique et le procédé, plus comme un guide opératoire et une gestion pratique. La période suivante voit la résurgence des écrits arabes – médecine et hydrologie notamment. Les origines mésopotamiennes de l’hydraulique arabe ont été amendées par l’héritage hellénistique - l’âge d’or de l’hydraulique arabo-musulmane allant du IX au XIIème siècle. Cette période est attachée à la «révolution des norias» (Figure 5), intimement liée à la révolution agricole arabe méridionale» ayant permis l’essor de cette société.
Parmi les différents ingénieurs et savants, on peut citer Al Karajî (m. en 1019) qui a publié le premier ouvrage dédié à la science des eaux; il participe notamment au perfectionnement et au développement de l’antique pratique des qanâts. Comme chez les romains, et au-delà d’une technique de production, Al Karajî aborde les aspects législatifs inhérents à la question de l’eau dans les pays d’irrigation. On peut ainsi mettre à son crédit le souci de codifier l’institution d’un périmètre de protection, le harîm, pour garantir l’approvisionnement des qanâts. Al Jazarî, qui publie quant à lui en 1206 le «Livre des procédés ingénieux», bénéficie également d’une large diffusion.
Du XIII au XVIII siècle, l’inventivité
de ce monde s’estompe et apparait le
sentiment d’un déclin, ponctué seulement de quelques renaissances et
réalisations.
En Europe, après la chute de l’empire
romain, les aqueducs furent peu à peu
abandonnés ; de 500 à 1500 après J.C,
il n’y eu que peu de développement et
aucune innovation dans le secteur du
traitement des eaux. Au Moyen âge, avec
l’extension des villes, des installations en
pierre ou en bois furent utilisées (eau
des rivières et des puits). Les défauts
d’assainissement et les rejets directs
d’activités artisanales et industrielles
ont conduit à des pollutions fréquentes
des ressources. C’était alors l’époque
des porteurs d’eau à domicile, faute de
système d’adduction. L’un des premiers
systèmes d’approvisionnement en eau
potable (comprenant une filtration sable
pour purifier l’eau) pour alimenter une
ville entière – Glasgow - semble être en
Ecosse celui de Paisley en 1804 sous la
férule de J. Gibb.
Le siècle des Lumières
Les progrès de la science, physique et chimie essentiellement, permettent une approche plus rigoureuse de la matière et des technologies de sa transformation. Ils se développèrent sur les connaissances acquises aux siècles précédents. Ayons toutefois bien à l’esprit que ces écrits de littérature technique qui se sont diffusés en Europe du XVIème siècle, depuis l’invention de l’imprimé, sont à considérer dans leur dimension et contexte historique propre de l’époque.
Après la transmission du geste dans la chaîne opératoire, l’écrit technique a permis une traçabilité de l’énoncé clair, précis, et fondé sur la raison. Pour mémoire, l’Encyclopédie méthodique, dite «Panckoucke» (1782/1832), qui a suivi, est une encyclopédie monumentale fondée sur le Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers avec l’objectif de l’améliorer et de la compléter. Elle est alors divisée en matières, réparties sur 40 dictionnaires scientifiques, visant ainsi à remédier au fractionnement jugé excessif de l’ouvrage de Diderot. C'est une période riche en scientifiques: Lavoisier père de la chimie moderne, Ampère physicien fondateur de l’électromagnétisme, Buffon naturaliste, les frères Jussieu botanistes... C’est également à cette époque que les premières machines à vapeur firent leur apparition, annonçant déjà une ère nouvelle…
La révolution industrielle, puis la fée électricité
Elle fut d’abord développée en tant que moyen de pomper les puits de mine pour les débarrasser des eaux de crue, ce qui permettait d’exploiter les galeries houillères plus en profondeur. La première pompe à vapeur fut brevetée par Thomas Savery (1650-1715) en 1698. Thomas Newcomen (1664-1729), un ferronnier de Dartmouth, perfectionna sa pompe à vapeur plus puissante. La machine à vapeur (Figure 7) mise au point par l’Écossais James Watt (1736- 1819) à partir de 1769 était beaucoup plus efficace en termes de puissance et de consommation de carburant que les modèles précédents, et elle élargit considérablement les possibilités d’utilisation de cette invention clé de la révolution industrielle (1760-1840).
Si Watt n’est pas l’inventeur stricto sensu, il en fut l’élément moteur (avec son associé Matthew Boulton 1728-1809), ce qui fit de la machine à vapeur la source d’énergie préférée de nombreuses usines, mines, machines agricoles et…modes de transport avec la révolution ferroviaire! Le XIXème siècle est donc un tournant majeur comme en témoigne les nombreuses publications de vulgarisation scientifique et technique (Figure 8).
C’est donc avant tout l’époque de la mécanisation des procédés, et du développement puis généralisation des réseaux: d’eau, de gaz, d’électricité, de transport! Ce siècle est aussi celui des pères de l’hydraulique – Darcy, Poiseuille, Stokes, Reynolds… et de fondateurs, savants et promoteurs industriels de la physique électrique - Edison, Bell, Tesla, Westinghouse… avec l’épopée de la production et distribution de l’énergie électrique et sa diffusion progressive généralisée. Cela permit un tournant important dans la production et l’adduction d’eau et les équipements associés – tant en pompage/relèvement, que transfert/refoulement, mélange, agitation, dosage…
L’hygiénisme
Des travaux, notamment urbanistiques, vont ainsi être entrepris dans les domaines de l’assainissement (eaux usées, air intérieur.). Basée sur les nouvelles avancées scientifiques, cette hygiène publique s’institutionnalise dans divers conseils et comités, publie et diffuse ses observations. Elle acquit ses lettres de noblesse, convainquit les sphères du pouvoir, puis légiféra pour le bien de la société.
De fortes personnalités françaises (savants, médecins) sont liées à ce mouvementde progrès : Lavoisier, Hallé, Villermé, Pasteur… Les idées de ce mouvement seront mises en œuvre par les édiles des grandes villes, notamment lors des recompositions urbaines à la fin du XIXème - début XXème siècle et imprégnent les sociétés savantes et publications (cf. p.ex. l’AGIAHM; Association Générale des Ingénieurs, Architectes et Hygiénistes Municipaux fondée à Paris en 1905 devenue en 1911 AGHTM; Association Hygiénistes et Techniciens Municipaux). Cette période a vu disparaitre les porteurs d’eau au profit des fontaines publiques, jusqu’à la généralisation de l’eau courante. D’un système linéaire de distribution (aqueducs romains), nous sommes passés à un réseau desservant des multiples points (en arête de poisson).
La grande accélération
Citons, pour mémoire:
• le modèle DLVO (Derjagin, Landau, Verwey et Overbeek) pour la coagulation-floculation;
• la loi de Stokes, le concept de la vitesse de Hazen et les théories de Coe et Clevenger et de Kynch pour différents types de décantation;
• le modèle de Darcy pour la filtration en profondeur et en surface;
• les isothermes de Langmuir et de Freundlich pour l’adsorption;
• la loi de Nernst pour l’oxydation et celle de Chick pour la désinfection;
• l’équation de Michaelis-Menten, puis de Monod pour la catalyse enzymatique et croissance des microorganismes …
A partir des années 1950 environ, la percée des nouvelles sciences et technologies - informatique, automatisme, énergétique, matériaux, génétique – dope les performances des procédés et permet l’optimisation des filières de traitement du génie industriel. Parallèlement, on observe une forte avancée dans le domaine analytique (du mg au ng/l, molécules mères mais aussi métabolites) et dans les études interdisciplinaires - tant toxicologiques qu’épistémologiques.
De même (Figure 10), les préoccupations environnementales (au-delà des normes sanitaires stricto sensu) – dans un contexte de généralisation et inflation des produits de l’industrie chimique et agricole (phytosanitaires, engrais), mettent en exergue les pollutions des milieux. Ils pointent, après les macro-polluants classiques (phosphates, nitrates, métaux), les micropolluants (pesticides, puis le florilège des autres produits ; résidus de médicaments, perturbateurs endocriniens, micro-plastiques…).
Les démarches de protection (mieux vaut prévenir que guérir) étant délicates et longues (réponses du milieu souterrain p.ex. en plusieurs décennies), une course aux traitements ad hoc s’impose pour les périodes transitoires – mission complexifiée par la mise en évidence régulière de nouveaux micropolluants impactant la santé environnementale! C’est aussi le développement des usines de potabilisation d’eau de surface, en réponse à des problèmes quantitatifs (extensions urbaines, contexte géologique défavorable), ou qualitatifs (dégradation ou surexploitation de ressources souterraines). C’est aussi le fait d’une maitrise beaucoup plus fine des procédés de traitement physicochimiques puis biotechnologiques, en partie résultant de transferts de technologies depuis la chimie ou l’agroalimentaire (cf. membranes et cultures fixées p.ex.). A suivre en partie 2 et partie 3.