Comment concilier barrages et transport des sédiments ?
31 mars 2022Paru dans le N°450
à la page 85 ( mots)
Rédigé par : Alexandra COURTIN-NOMADE de Laboratoire PEIRENE EA 7500 axe 3 GRESE
Véritables prouesses techniques, les barrages ont des fonctions variées. Grâce à l’hydroélectricité, ils figurent au premier rang de nos ressources en énergies renouvelables. Leurs retenues permettent une régulation des crues, le soutien à l’étiage, l’irrigation et le développement de bases de loisirs. Mais par le captage des sédiments, ils peuvent modifier de façons importantes le régime des cours d’eau, la fertilité des sols situés à l’aval et les écosystèmes associés, et in fine la forme de nos côtes. Quels sont les principaux défis auxquels leurs concepteurs sont confrontés pour limiter ces effets ?
Implantation et utilité des barrages
Les barrages à l’échelle mondiale : quelques chiffres
On recense en 2018 environ 800 000 ouvrages à travers le monde [1], [2] parmi lesquels 58 519 édifices sont qualifiés de « grands » barrages [3].
A l’échelle mondiale, 48 % des fleuves sont actuellement régulés et/ou fragmentés [4]. Après une relative stagnation des constructions au cours des 20 dernières années, on note depuis quelques années une recrudescence sans précédent des projets ou des constructions de ce type d’ouvrage [5]. Si le rythme actuel de construction est maintenu, c’est 93 % des fleuves qui seront régulés et/ou fragmentés d’ici 2030.
En France, 569 grands barrages sont répertoriés. Ils représentent 13 % des obstacles recensés sur les cours d’eau nationaux contre 57 % de seuils en rivière [6] (figure 1).
De plus, l’implantation de ces barrages n’a pas la même incidence sur le degré de régulation [7] des cours d’eau [8] (figure 2). Plus le degré de régulation est élevé, plus le cours d’eau est modifié dans son fonctionnement naturel (temps de résidence de l’eau par exemple).
La répartition de ces ouvrages est très inégale à l’échelle du territoire français ; on peut noter que la partie amont du bassin de la Loire, de la Dordogne, le Rhône et les reliefs alpins sont parmi les plus aménagés.
Le rôle des barrages
Il existe plusieurs types de constructions de barrage :
des ouvrages souples tels que le barrage en remblai (mêmes spécificités que le barrage-poids) ;
des ouvrages rigides tels que le barrage-poids (il s’appuie sur le sol ; son poids seul suffit à contenir la poussée exercée par l’eau de la retenue ; figure 3), le barrage-voûte (de forme arquée, la poussée de l’eau est reportée sur les flancs de la vallée et les rives), le barrage à contreforts (grand mur en béton qui s’appuie sur des contreforts et repousse la pression de l’eau vers le sol).
La nature du substratum, la topographie, les apports (en charge solide) du bassin versant, le régime hydrologique du cours d’eau et la configuration morphologique de la vallée aménagée sont les principaux paramètres déterminant le type de barrage à construire. De leur spécificité vont dépendre les usages et leurs gestions.
Construit en 1675 pour alimenter le canal du midi [9], le barrage de Saint-Ferréol, de 30 m de hauteur, fut le premier grand barrage français. De tels ouvrages ont été construits à des fins diverses :
pour alimenter en eau les activités industrielles, en particulier les activités minières et métallurgiques - très consommatrices d’eau, notamment au milieu du 19e siècle en France ; usages barrages - barrages - utilité barrages
pour l’alimentation en eau potable ;
pour l’irrigation ;
pour la production d’électricité (essentiellement à partir du 20e siècle) ;
le relèvement des débits d’étiage et la régulation des crues ; à ces fins, la Seine par exemple dispose de barrages-réservoirs appelés les « grand lacs de Seine » suite aux grandes inondations du début du 20e siècle ;
pour la navigation fluviale.
Près de la moitié des barrages ont un but unique. Les autres ont un usage plus ou moins polyvalent. Ainsi, certains barrages ont souvent aujourd’hui un but récréatif (bases de loisirs) (figure 4).
Comment influent les barrages sur la continuité sédimentaire ?
Les processus à l’origine des sédiments et de leur devenir sont l’érosion, le transport, le dépôt et la compaction. L’implantation de barrages sur les cours d’eau s’accompagne toujours de modifications hydromorphologiques et physico-chimiques en perturbant notamment la continuité sédimentaire mais aussi écologique. Ces ouvrages vont modifier le régime hydrologique des cours d’eau concernés, passant de régimes dynamiques fluviatiles (avec turbulences liées aux courants) à des régimes statiques proches des domaines lacustres (régimes plus calmes, moins de turbulences). Cette modification de régime permet l’accumulation privilégiée de particules fines à proximité du barrage alors que les plus grossières seront plus abondantes en queue de barrage (figure 5).
Les barrages peuvent perturber le transit des sédiments de l’amont vers l’aval d’un cours d’eau sur des longues distances, parfois jusqu’à l’estuaire. Ils constituent des barrières physiques qui représentent des pièges à sédiments efficaces. On estime une rétention de 70 à 90 % du volume des sédiments exportés du bassin versant [10], [11], avec comme corolaire un tri granulométrique des sédiments. Par exemple, les galets ou les sables grossiers vont s’accumuler au sein des retenues. Cela aura des incidences en aval sur les habitats des écosystèmes aquatiques et ripariens (sur les rives) ainsi appauvris, mais aussi favoriser les phénomènes d’enfoncement (ou incision) du lit d’un cours d’eau au cours du temps.
A l’opposé, la perte de sédiments fins également piégés au sein des retenues de barrages va avoir des effets négatifs, par exemple sur le transport en aval des nutriments. Cela peut aussi diminuer la turbidité des cours d’eau, essentielle pour certaines espèces piscicoles pour se cacher des prédateurs. Ils ne permettent plus aux crues d’apporter des limons fertiles aux sols agricoles situés en aval (e.g. le barrage d’Assouan sur le Nil en Égypte [12]).
Toutefois le pourcentage de sédiments piégé va être fonction du temps de résidence de la masse d’eau dans le barrage. Les retenues de barrage sont ainsi alimentées par les produits d’érosion des bassins versants au sein desquels ils sont édifiés. Ce matériel sédimentaire peut alimenter les lacs de retenue de barrage de façon plus ou moins importante en fonction de la lithologie (la nature géologique des roches). Il est clair que le matériel mobilisé ne sera pas sous la même forme ou dans les mêmes quantités selon que l’on considère un bassin versant carbonaté ou un bassin versant dominé par des roches cristallines comme les granites. De même l’aménagement du bassin versant va jouer un rôle fondamental sur la nature et l’abondance des sédiments. En effet, l’apport en matériel issu de l’érosion des formations géologiques est fonction de la prédominance des forêts, de l’agriculture, des activités industrielles, de l’urbanisation principalement.
Toutefois, tous les barrages n’ont pas les mêmes incidences sur les cours d’eau. Cela dépend notamment de la hauteur de l’ouvrage, de son implantation – plus ou moins en amont du bassin versant, de l’existence de barrages successifs sur un même cours d’eau. Dans l’absolu, l’implantation des barrages a pour effet d’augmenter l’érosion des zones amont des bassins versants et donc d’augmenter leur charge sédimentaire [13]. Cela est dû notamment aux modifications du fonctionnement hydrologique du cours d’eau. Or, ce que l’on constate est une réduction de la quantité de sédiments en aval, du fait de leur rétention au sein des retenues.
Cette charge solide est pourtant absolument nécessaire dans les cours d’eau à l’aval des ouvrages pour maintenir leurs caractéristiques morphologiques et écologiques. D’une manière générale, l’implantation des barrages s’accompagne donc inexorablement d’une modification de la morphologie des berges de cours d’eau, des deltas, des estuaires et des côtes dû à l’appauvrissement en matériel sédimentaire. Il en résulte in fine une érosion plus importante des côtes.
Que faire du matériel sédimentaire accumulé au cours du temps ?
La gestion des retenues de barrages ne concerne pas uniquement l’ouvrage en lui-même. En effet, la gestion du matériel sédimentaire, qui est stocké ou qui peut transiter au sein et au travers de l’ouvrage, est un enjeu fondamental. Néanmoins, lors de la conception, la durée de vie d’un barrage est estimée à partir des taux de sédimentation et du volume d’un bassin optimal. Cependant la dimension des ouvrages est souvent sous-estimée par rapport à une durée de vie réaliste. L’accumulation de matériel sédimentaire peut donc à long terme impacter :
le rendement de fonctionnement d’un barrage hydroélectrique en affectant sa capacité de stockage ;
influer sur la gestion de la ressource en eau ;
fragiliser ou accélérer le vieillissement d’un ouvrage donc influer sur sa sécurité ; par exemple, le barrage du Chambon dans les Alpes, édifié sur la Romanche, dont le remplissage menaçait qu’un risque de rupture n’ait lieu et qui a été l’objet de travaux de confortement à partir de 2013 ;
influer sur son rôle de régulateur des crues (écrêtement) ;
et enfin appauvrir durablement la quantité et la qualité granulométrique en sédiments dans les cours d’eau dans sa partie aval.
La quantité de matériel accumulé peut atteindre plusieurs milliers de m3 avec souvent des taux de sédimentation bien plus élevés que dans les régimes lacustres naturelles de taille identique.
La gestion du stock sédimentaire se fait généralement par évacuation ponctuelle et plus ou moins totale, du fait des coûts ou des impacts environnementaux liés à ces pratiques. La gestion peut dès lors être réalisée par différentes approches :
celles qui permettent de limiter l’apport des sédiments en amont du barrage ;
celles qui éliminent par curage par exemple les sédiments déjà accumulés ;
et celles qui permettent aux sédiments de transiter au travers du barrage à des périodes spécifiques, ou de les contourner (voir Focus).
Pour répondre à ces problèmes, des solutions sont mises en œuvre ou envisagées pour les (futures) constructions. Parmi celles-ci, le choix d’implantation d’un barrage en lui-même est primordial. Il doit être construit plus ou moins en amont du bassin versant, en tenant compte de la propension à l’érosion du site choisi, de la charge solide impliquée, des caractéristiques hydromorphologiques du cours d’eau à aménager… D’autres solutions peuvent aussi être envisagées comme la mise en place de systèmes de by-pass ou encore de turbines acceptant le passage de sédiments plus ou moins fins.
Le remplissage sédimentaire de la retenue au cours du temps demande donc une gestion particulière qui peut être problématique selon la qualité des sédiments. En effet, le barrage ayant joué un rôle d’hyper-accumulation de la contamination, des volumes importants de sédiments fortement contaminés ne pourront pas être évacués par des chasses dans le milieu naturel sous peine de pollution vers l’aval du cours d’eau.
Les risques liés au relargage massif de sédiments pollués
La présence de barrages sur les cours d’eau va aussi modifier les cycles géochimiques des éléments majeurs (Si, Fe…), des éléments présents à l’état de trace et/ou des contaminants (As, Cd…) ainsi que celle des éléments nutritifs particulaires (matière organique, phosphore, azote…). En effet ces éléments sont piégés ou associés à la matrice sédimentaire. Du fait des modifications physico-chimiques qu’ils entraînent dans la colonne d’eau et au sein des sédiments, les barrages peuvent alors favoriser la remobilisation de ces sédiments (figure 6). De plus la qualité des sédiments est un enjeu majeur dans la gestion du stock sédimentaire accumulé. De celle-ci va dépendre la méthode qui peut être envisagée pour gérer les sédiments voire rétablir la continuité sédimentaire sans risque pour la vie aquatique à l’aval du barrage (cf. § Que faire du matériel sédimentaire accumulé au cours du temps ?).
Naturellement, le fond géochimique d’un bassin versant au sein duquel un barrage est implanté peut être plus élevé par rapport aux moyennes nationales (présence de filons minéralisées par exemple). Cette perturbation, naturelle ou non, de la qualité des sédiments concerne majoritairement les contaminants inorganiques. Ces éléments sont généralement des métaux ou des métalloïdes habituellement présents en faible concentration (ou traces). Ils peuvent être potentiellement toxiques pour l’environnement selon la forme (spéciation et minéralogie) sous laquelle ils sont présents. Il s’agit le plus souvent des éléments suivants : As, Cd, Cr, Cu, Hg, Ni, Pb, Sb et Zn.
Leur présence dans des concentrations exceptionnelles est le plus souvent associée à des activités humaines à l’échelle du bassin versant. Ainsi, les activités minières exploitant ces éléments vont affecter la qualité des sédiments des cours d’eau circulant à proximité (comme cela a été observé au sein du barrage de Villerest, bassin de la Loire dans sa partie amont [14]). En effet l’exploitation de cette ressource naturelle va rendre plus accessible/plus mobile certains éléments jusqu’alors stables au sein des roches. Les perturbations liées à l’excavation et le broyage (diminution de la granulométrie) des roches extraites vont modifier les paramètres physico-chimiques du milieu et favoriser des réactions d’oxydation et d’hydrolyse des phases minérales, pour les principales. Ces éléments sont ensuite « redistribués » au sein des sédiments et alimentent le réservoir d’un éventuel barrage. Les, sédiments contiennent alors des éléments sous des formes plus mobiles et plus réactives qu’elles ne l’étaient au départ.
Cette contamination peut aussi être de nature organique : on parle alors de polluants organiques persistants (POP). Leur origine peut être naturelle (feu de forêts, éruption volcanique…) ou anthropique. Les rejets de certains procédés industriels ou issus de l’activité agricole – HAP (hydrocarbures aromatiques polycycliques), PCB (polychlorobiphényles), pesticides (organochlorés), impactent fortement les sédiments. Ainsi, 20 réservoirs des Alpes centrales italiennes ont montré une contamination aux PCB [15]. Les effluents domestiques, de même que les activités agricoles, sont aussi à l’origine du rejet de phosphore (P), facteur, favorable à l’eutrophisation des lacs de retenue de barrage. En période estivale, ce phénomène peut conduire à des proliférations excessives (ou blooms) de cyanobactéries produisant des toxines (cyanotoxines). Les retenues sont alors impropres à la baignade (Lire Phosphore et Eutrophisation).
La gestion des stocks de sédiments contaminés, est délicate voire impossible au sein des retenues de barrages. Cela peut entrainer l’arrêt de l’activité du barrage, voire sa destruction permettant au cours d’eau de recouvrer un fonctionnement originel (appelé aussi effacement). Néanmoins, les scénarios séduisants d’effacement des barrages en vue de rétablir les continuités sédimentaire et écologique d’un cours d’eau, semblent difficiles à réaliser dans le cas des grands barrages. Un tel synopsis n’empêche pas, malgré tout, de devoir faire face, à un moment donné, à la gestion des sédiments contaminés ou pas- accumulés au cours des années.
Messages à retenir
Une recrudescence de la construction des grands barrages est attendue d’ici 2030 ; leur utilité est indéniable pour la production électrique et le stockage d’énergie, la régulation des crues et des épisodes de sécheresse, l’irrigation…
Ils constituent néanmoins des barrières physiques modifiant notamment le régime hydrologique, les caractéristiques physico-chimiques et la charge solide des cours d’eau concernés.
Des solutions existent pour rétablir ponctuellement le transit des sédiments mais…
La gestion des sédiments dans ces réservoirs artificiels peut s’avérer difficile dès lors qu’au cours de leur dépôt, du fait de leur temps de résidence élevé, ils peuvent accumuler des polluants organiques et inorganiques.
Article publié le 20 juin 2018 par L’Encyclopédie de l’environnement : https://www.encyclopedie-environnement.org/eau/concilier-barrages-transport-sediments/
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