A cette époque se trouvait à l’emplacement du lac Titicaca une vallée luxuriante peuplée d’hommes vivant heureux et paisibles. La terre était riche et féconde, la nature leur procurait tout ce dont ils avaient besoin. En ces lieux, nul ne connaissait ni la guerre, ni la haine, ni l’ambition. La notion même de cupidité était inconnue. Les dieux de la montagne, les Apus, guidaient et protégeaient alors les humains de la vallée. Une seule chose leur était interdite : monter au sommet de la montagne où brûlait le Feu Sacré. Pendant longtemps, personne ne pensa enfreindre l’ordre des dieux. Mais la légende raconte que le diable, qui supportait mal de voir les hommes vivre si paisiblement en cet endroit, s’ingénia à les diviser en semant la discorde. Il les somma de prouver leur courage en allant chercher le Feu Sacré au sommet des montagnes. Les hommes commencèrent à grimper, mais à mi-chemin, ils furent surpris par les Apus qui décidèrent de les exterminer. Des milliers de pumas sortirent des entrailles de la montagne et se mirent à dévorer les hommes qui supplièrent le diable de les aider. Mais celui-ci resta insensible à leurs suppliques. Devant ce carnage, le dieu du Soleil se mit à pleurer. Ses larmes furent si abondantes qu’en moins de quarante jours elles inondèrent la vallée. Seuls un homme et une femme parvinrent à sauver leur vie sur une barque en jonc. Quand le Soleil brilla à nouveau, ils n’en crurent pas leurs yeux : ils se trouvaient au beau milieu d’un immense lac près d’un îlot rocheux qui deviendra le véritable centre de la mythologie Inca. Les rivages étaient jonchés de pumas qui s’étaient noyés et transformés en statues de pierre. L’homme et la femme décidèrent alors d’appeler le lac « Titicaca », ce qui signifie en aymara « Roc du Puma ».
Qui n’a jamais entendu parler de ce lac mythique ? Son nom aux consonances si pittoresques se grave facilement dans les mémoires et ne s’oublie pas. Pour certains, il fait simplement sourire tandis que pour d’autres, bien plus nombreux, il meuble l’inconscient collectif de mythes et légendes populaires.
Quand le lac meuble l’inconscient collectif de mythes et légendes populaires
Ce lac légendaire qui s’étend paresseusement sur 8.450 km² aux confins du Pérou et de la Bolivie est divisé en deux bassins : le « Grand Lac », de 7.080 km² et le « Petit Lac » (ou Huinaymarca) de 1.370 km². Ces deux parties sont reliées par le détroit de Tiquina, de quelque 800 mètres de large. Sa profondeur maximale, mesurée dans le Grand Lac avoisine les 285 mètres. En dépit de son altitude moyenne de 3.812 m, le lac Titicaca n’est jamais couvert de glace, les températures de l’eau en surface étant de l’ordre de 10 °C en hiver et 16 °C en été.
D’un point de vue géologique, le lac Titicaca est le vestige d’une gigantesque lagune datant de l’ère quaternaire qui occupait la région de l’Altiplano. Bien que douce, son eau est légèrement salée. Malgré le fait qu’ils vivent à plusieurs centaines de kilomètres de l’océan Pacifique, les poissons et crustacés du lac appartiennent en majorité à des espèces océaniques. Sa faune marine démontre que les eaux du lac étaient autrefois plus salées.
Mais le lac est surtout le véritable centre de la mythologie Inca. Pour les Indiens des Andes, il est le berceau de la civilisation, le lieu ou « le Fils du Soleil » a surgi de ses eaux. Car notre légende qui présente de troublantes similitudes avec celle du déluge, précise que l’homme et la femme furent les premiers habitants du lac : les Uros. Ils donnèrent naissance à un peuple de sauvages. Ils vivaient nus, ne connaissaient ni religion, ni justice et ne savaient pas même cultiver la terre. Ils habitaient des cavernes, se nourrissaient de plantes, de baies sauvages et de viande crue. Le Dieu Soleil décida qu’il fallait civiliser ces êtres. Il demanda à son fils Manco Capac et à sa fille Mama Occlo de descendre sur terre pour y bâtir un grand empire. Ils enseigneraient la civilisation aux hommes et leur apprendraient à vénérer leur dieu créateur, le Soleil. Mais avant, Manco Capac et Mama Occlo, devraient fonder une capitale. Le Dieu Soleil leur confia un sceptre d’or en leur disant ceci : « Depuis le grand lac où vous arriverez, marchez vers le nord. A chaque fois que vous vous arrêterez pour manger ou dormir, plantez ce sceptre dans le sol. Là où il s’enfoncera sans effort, vous bâtirez Cuzco et dirigerez l’empire du soleil ». Ainsi naquît la capitale Cuzco, (nombril de la terre en Quechua) qui devint le centre de la civilisation Inca. A partir de ce jour, tous les empereurs Incas, descendants de Manco Capac, gouvernèrent leur empire avec leur sœur devenue épouse…
Jusqu’à la conquête espagnole, en 1532, qui signera la fin des civilisations précolombiennes. Le lac Titicaca sera le témoin privilégié de la chute de l’empire Inca. La légende raconte même que le fameux trésor des Incas dormirait encore dans ses profondeurs. Quand le conquistador Francisco Pizarro captura l’empereur Atahualpa en 1532, il lui promit la vie sauve en échange de richesses. Le conquistador espagnol exigea que l’Inca lui verse une quantité d’or et d’argent capable de remplir la pièce dans laquelle Atahualpa était prisonnier : 35 m² de surface sur une hauteur de 2,20 mètres. L’Inca donna des ordres à ses lieutenants pour que la rançon soit acheminée des quatre coins de l’empire. L’or afflua et la rançon fut réunie. Sur le lac Titicaca, une noria de barques convoya des tonnes d’or et d’argent, entre la rive est et la rive ouest. Mais le 29 août 1533, quand les Incas apprirent l’exécution de l’empereur Atahualpa par Pizarro, ils comprirent que l’Espagnol n’avait pas tenu parole. Dépités, ils jetèrent le trésor dans les eaux du lac… Captivé par cette légende, le commandant Cousteau lui-même effectua des fouilles sous-marines dans le lac au cours des années 1970. Il ne trouva rien. Il est vrai que l’explorateur s’était limité à fouiller la partie orientale du lac, autour des îles del Sol et de la Luna, proches des côtes de la Bolivie. La plus grande partie du Titicaca reste donc toujours à explorer, notamment le secteur le plus profond, situé dans les eaux territoriales du Pérou.
Malgré la frénésie destructrice des conquistadors espagnols, les vestiges laissés par cette extraordinaire civilisation sont encore visibles partout dans le pays. Du coup, devenu un « must » du tourisme international, le lac Titicaca se meurt.
Devenu un « must » du tourisme international, le lac Titicaca se meurt
Aujourd’hui, les Uros, lointains descendants des Incas, vivent sur des Iles flottantes qu’ils construisent eux mêmes. Ces îles ne sont pas faites de terre et de pierre. Elles sont constituées de l’enchevêtrement dense de plantes lacustres très résistantes, appelées « tortora ». Poser le pied sur ces îles pour la première fois donne au voyageur la curieuse impression de marcher sur un lit d’eau. Une quarantaine de ces iles flottent sur les eaux du lac Titicaca. Des Uros eux-mêmes, on ne sait que peu de choses outre que, selon la légende, du sang noir coulerait dans leurs veines. Aujourd’hui, la lignée s’est presque éteinte. La population qui s’accroche encore aux rives du Titicaca ne forme plus qu’un métissage d’Aymaras et d’Uros. Les îles Uros elles-mêmes ne sont plus aujourd’hui que l’ombre de ce qu’elles étaient il y a quelques décennies. Victimes du tourisme, trop fréquentées, elles ont perdu l’essentiel de leur authenticité. Devenues une étape touristique presque « incontournable », pour qui « fait » le lac Titicaca, elles sont victimes des hordes ininterrompues de touristes qui, fuyant les sentiers battus à la recherche d’authenticité, importent ici ce qu’ils fuient ailleurs, à savoir un tourisme de masse qui porte atteinte à l’environnement.
Plus grave encore, l’écosystème du lac est également gravement touché. La pollution, omniprésente, empêche désormais les Uros de boire l’eau du lac.
Le Titicaca est alimenté par plus de 25 rivières qui charrient les pollutions des villes qu’elles traversent. En juillet 2015, les eaux du lac échantillonnées sur plus de 150 points de mesure ont révélé une augmentation générale de la salinité, une présence importante de métaux lourds et de sous-produits agro-chimiques et une pollution bactériologique d’origine anthropique, notamment dans les zones péruviennes du lac. Les contaminations organiques et bactériologiques sont la conséquence de l’absence ou de l’insuffisance de dispositifs épuratoires dans la plupart des grands centres urbains. Les zones les plus polluées, affectées notamment par le rejet des eaux usées non traitées, sont la baie de Puno où sévit par ailleurs un processus inquiétant d’eutrophisation. Une contamination aux métaux lourds observée en plusieurs points est la conséquence directe des activités d’exploitations minières exercées dans la région.
Pourtant, la gestion du plan d’eau par l’Autorité binationale du lac Titicaca, créée en 1996, fait apparaître des efforts importants pour tenter de préserver son intégrité. Mais les difficultés rencontrées pour faire reculer la pauvreté dans la région alourdissent considérablement la tâche des responsables. Malgré sa renommée internationale, malgré l’immense aura qui l’entoure, le lac Titicaca n’échappe pas aux effets désastreux du lien qui existe entre pauvreté, tourisme et atteintes à l’environnement.