Autrefois, un grand lac salé occupait une partie de ce que l'on appelle aujourd'hui la Tunisie. Il se jetait dans la Méditerranée au niveau du golfe de Gabès. De ce lac légendaire est né l'idée d'inonder les chotts algéro-tunisiens grâce à un canal percé depuis l’isthme de Gabès pour fertiliser le désert en transformant son climat. Histoire d’un projet fou qui est passé à deux doigts de sa réalisation.
Drôle de destin que celui de ce commandant Roudaire
que l’on enterre en ce matin gris et froid du 14 janvier 1885 à Guéret. Ils ne
sont que quelques uns, des anonymes, des sans grades, pour l’essentiel des
proches et des fidèles, à accompagner la dépouille de cet officier dans le
petit cimetière communal. Dans quelques heures, lorsque sa sépulture sera
refermée, il ne restera rien ou presque du parcours si singulier de ce militaire
devenu tout à la fois géographe et aventurier. Et pourtant, il n’aura manqué
que très peu de chose, ce petit coup de pouce du destin, pour qu’il ne devienne
l’égal des plus grands aménageurs et bâtisseurs de l’histoire.
Pour le comprendre, il faut revenir quelques années en arrière, en cet été 1864. Issu d'une famille de petits notables provinciaux, François Elie Roudaire est alors un brillant officier. N’est-il pas sorti de l'Ecole militaire de Saint-Cyr à 18 ans seulement avant d’intégrer dans la foulée l'École d'État-major ? En 1864 donc, Roudaire est envoyé par l’Etat major en Algérie. Sa mission est simple. Elle consiste à effectuer les relevés topographiques nécessaires à l’élaboration d’une nouvelle carte d’état-major. Au sud de Biskra, dans la province de Constantine, l’officier découvre la région des chotts, ces vastes lacs desséchés qui se remplissent parfois d’eau après une pluie d’hiver. Avec son équipe durant les cinq années que durera cette première campagne, il est le premier à mesurer avec précision leur profondeur.
Mais la guerre de 1870 interrompt brutalement ces travaux et ce
n’est qu’en 1872 que Roudaire retourne en Algérie pour prendre part à de
nouveaux travaux cartographiques. Chargé des nivellements géodésiques dans la
région de Biskra, Roudaire assemble les résultats obtenus au cours de ces
différentes campagnes sur le terrain. Des résultats surprenants, qui font
apparaître une vaste dépression, nettement située au dessous du niveau zéro de
la mer et qui descend en certains endroits jusqu’à –
Porté sur les
sciences et les idées novatrices, Roudaire se documente. Il découvre que dès le
18ème siècle, un anglais du
nom de Shaw avait formulé l’hypothèse que la zone des chotts correspondait à
celle d’une ancienne mer asséchée. Une mer qui aurait recouvert une grande
partie du Sahara depuis le sud des Aurès jusqu'au golfe de Gabès. Très vite,
Roudaire acquiert la conviction que la vaste dépression salée correspond au lit
d’une mer asséchée connue au temps d’Hérodote sous le nom de Baie de Triton. Le
15 mai 1874, son destin bascule : dans un article de la Revue des Deux Mondes, l’officier publie
son hypothèse et propose rien moins que de rétablir cette mer intérieure par le
biais d’un canal creusé dans le seuil de Gabès. Le projet fou du commandant Roudaire
est né.
Rétablir une
mer en plein cœur du Sahara
Au 19ème siècle, au moment où Roudaire formule son hypothèse, on subodore que le désert est sans doute le climat qui a le moins régné sur le Sahara au cours des temps géologiques. C’est qu’on y a trouvé de grandes vallées d’érosion, de nombreuses traces de végétation, ainsi que des troncs pétrifiés. Sur certaines roches, on a découvert des dessins primitifs représentant des animaux évoluant dans des contrées florissantes, couvertes de cultures abondantes et de palmeraies.
Aux abords
d’anciens fleuves, on a localisé quantité de silex taillés. On a découvert également
des peintures rupestres représentant des hommes et des troupeaux. Tout cela
tend à prouver qu’une civilisation s’est épanouie ici il y a plusieurs
millénaires. A toutes ces découvertes, Roudaire ajoute donc la sienne : celle
d’une ancienne mer de
Roudaire n’en sait rien mais il étaye sa thèse de mer disparue. Il démontre l’existence d'importantes concentrations salines, la découverte autour des chotts de coquillages marins, de galets arrondis par les flots et surtout l'altimétrie négative de nombreux points situés dans les chotts de cette région nord saharienne. Très vite, Roudaire convainc et surtout séduit les scientifiques et les politiques de l’époque. Car il ne s’arrête pas à la description de cette ancienne mer dont les anciens connaissaient déjà l’existence. Il propose de remettre les chotts en communication avec le golfe de Gabès au moyen d'un canal.
Les eaux de
La fraîcheur, l'humidité, les pluies permettraient de tirer parti
de la fécondité naturelle d'un sol resté vierge depuis des siècles. Bref,
« Que l’isthme de Gabes se rompe, et
le Sahara redevient une mer, une Baltique de
Un projet
controversé
Roudaire sait se montrer convaincant. Il rallie à sa cause de nombreuses personnalités tant du monde scientifique que du monde politique. Ferdinand de Lesseps lui-même, encore auréolé par la réussite du canal de Suez soutient ce qu’il appelle la « mer Roudaire ». Ainsi, pendant pratiquement deux décennies, le projet va occuper le devant de la scène. Les missions de reconnaissance et de nivellement se succèdent, en Algérie en 1874 dans le chott Melrhir, puis en Tunisie en 1876 et 1878 dans les chotts Rharsa et Djerid.
Il en ressort que la dépression est discontinue,
coupée en plusieurs endroits par des seuils. Mais qu’à cela ne tienne !
Pour 20 millions de francs, Roudaire promet une mer de 8.000 km² grande comme
la Corse, d’une profondeur de
En 1877, saisie de la question, l’Académie des sciences conclue à la continuation des études. Des sondages sont effectués. Mais, prudent, le gouvernement prend les conseils d’une commission supérieure dite de la Mer intérieure. Celle-ci se réunit à Paris au printemps 1882.
Et stupeur, après trois mois de débats, la
commission chiffre à 1,3 milliard le coût du creusement d’un canal de
Se rabattant sur
l’initiative privée, Roudaire et de Lesseps fondent une compagnie,
Au sein même des milieux
scientifiques et politiques, les soutiens s’effritent. On fait valoir que les
sols que l’on croyait sablonneux et mous sont en réalité rocheux. Que la nouvelle
mer noierait de nombreuses palmeraies. Que l’évaporation aurait rapidement
raison de la mer restaurée. Qu’elle la transformerait en marécages insalubres.
On estime que l’influence climatique de cette mer serait quasi nulle.
Mobilisés, les adversaires portent le coup de grâce au congrès scientifique de
Blois, en septembre 1884 en engageant le gouvernement à « ne pas
encourager le projet de mer intérieure africaine ». Le botaniste Ernest
Cosson, l’un des plus farouches opposants au projet ira même jusqu’à déclarer :
« Si la mer intérieure existait, il
faudrait la combler ».
Quelques mois plus tard, miné par un combat
qu’il sait perdu, Roudaire meurt chez sa mère à Guéret. De Lesseps, obstiné, tentera
bien de relancer l’affaire. Il parviendra même à obtenir une concession en 1885
pour mener à bien le projet. Mais emporté par le scandale de Panama, le projet
est définitivement abandonné sans voir reçu le moindre commencement
d’exécution.
Pourtant, si Roudaire lui-même tombe rapidement
dans l’oubli, son projet lui survivra. Dans L’invasion de la mer, le dernier manuscrit qu’il confie à son
éditeur en octobre 1904, Jules Verne remet en scène le rêve d’une mer
saharienne dans le sud de
Tout au long de ce roman, qui reste aujourd’hui encore très peu connu du public, nombreuses sont les références à la réalité historique du projet Roudaire. Le nom de ce dernier y est d’ailleurs plusieurs fois cité.
Jules
Verne qui était apparu comme un visionnaire scientifique avec notamment, Cinq semaines en ballon, De