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Histoire d'eau : le projet fou du commandant Roudaire

31 janvier 2017 Paru dans le N°398 à la page 89 ( mots)
Rédigé par : Christophe BOUCHET de EDITIONS JOHANET

Autrefois, un grand lac salé occupait une partie de ce que l'on appelle aujourd'hui la Tunisie. Il se jetait dans la Méditerranée au niveau du golfe de Gabès. De ce lac légendaire est né l'idée d'inonder les chotts algéro-tunisiens grâce à un canal percé depuis l’isthme de Gabès pour fertiliser le désert en transformant son climat. Histoire d’un projet fou qui est passé à deux doigts de sa réalisation.

Drôle de destin que celui de ce commandant Roudaire que l’on enterre en ce matin gris et froid du 14 janvier 1885 à Guéret. Ils ne sont que quelques uns, des anonymes, des sans grades, pour l’essentiel des proches et des fidèles, à accompagner la dépouille de cet officier dans le petit cimetière communal. Dans quelques heures, lorsque sa sépulture sera refermée, il ne restera rien ou presque du parcours si singulier de ce militaire devenu tout à la fois géographe et aventurier. Et pourtant, il n’aura manqué que très peu de chose, ce petit coup de pouce du destin, pour qu’il ne devienne l’égal des plus grands aménageurs et bâtisseurs de l’histoire.

Carte du bassin des chotts établie par le commandant Roudaire en 1883 : une mer intérieure de 8.000 km², d’une profondeur de 24 mètres, doit apporter l’eau nécessaire aux cultures et faire de Biskra un port.

Pour le comprendre, il faut revenir quelques années en arrière, en cet été 1864. Issu d'une famille de petits notables provinciaux, François Elie Roudaire est alors un brillant officier. N’est-il pas sorti de l'Ecole militaire de Saint-Cyr à 18 ans seulement avant d’intégrer dans la foulée l'École d'État-major ? En 1864 donc, Roudaire est envoyé par l’Etat major en Algérie. Sa mission est simple. Elle consiste à effectuer les relevés topographiques nécessaires à l’élaboration d’une nouvelle carte d’état-major. Au sud de Biskra, dans la province de Constantine, l’officier découvre la région des chotts, ces vastes lacs desséchés qui se remplissent parfois d’eau après une pluie d’hiver. Avec son équipe durant les cinq années que durera cette première campagne, il est le premier à mesurer avec précision leur profondeur. 

Mais la guerre de 1870 interrompt brutalement ces travaux et ce n’est qu’en 1872 que Roudaire retourne en Algérie pour prendre part à de nouveaux travaux cartographiques. Chargé des nivellements géodésiques dans la région de Biskra, Roudaire assemble les résultats obtenus au cours de ces différentes campagnes sur le terrain. Des résultats surprenants, qui font apparaître une vaste dépression, nettement située au dessous du niveau zéro de la mer et qui descend en certains endroits jusqu’à – 40 mètres

Porté sur les sciences et les idées novatrices, Roudaire se documente. Il découvre que dès le 18ème  siècle, un anglais du nom de Shaw avait formulé l’hypothèse que la zone des chotts correspondait à celle d’une ancienne mer asséchée. Une mer qui aurait recouvert une grande partie du Sahara depuis le sud des Aurès jusqu'au golfe de Gabès. Très vite, Roudaire acquiert la conviction que la vaste dépression salée correspond au lit d’une mer asséchée connue au temps d’Hérodote sous le nom de Baie de Triton. Le 15 mai 1874, son destin bascule : dans un article de la Revue des Deux Mondes, l’officier publie son hypothèse et propose rien moins que de rétablir cette mer intérieure par le biais d’un canal creusé dans le seuil de Gabès. Le projet fou du commandant Roudaire est né.

 

Rétablir une mer en plein cœur du Sahara

Au 19ème siècle, au moment où Roudaire formule son hypothèse, on subodore que le désert est sans doute le climat qui a le moins régné sur le Sahara au cours des temps géologiques. C’est qu’on y a trouvé de grandes vallées d’érosion, de nombreuses traces de végétation, ainsi que des troncs pétrifiés. Sur certaines roches, on a découvert des dessins primitifs représentant des animaux évoluant dans des contrées florissantes, couvertes de cultures abondantes et de palmeraies. 

Aux abords d’anciens fleuves, on a localisé quantité de silex taillés. On a découvert également des peintures rupestres représentant des hommes et des troupeaux. Tout cela tend à prouver qu’une civilisation s’est épanouie ici il y a plusieurs millénaires. A toutes ces découvertes, Roudaire ajoute donc la sienne : celle d’une ancienne mer de 400 km de long qui aurait été alimentée par une série de quatre fleuves : le Souf, l’Ighargar, l’oued Miya et l’oued Djed. Quels mécanismes climatiques ont causé cette gigantesque désertification ? A quelle époque se sont-ils produits ? 

Au sud de l'Algérie et de la Tunisie, sur une longueur de près de 400 km, s’étend une vaste dépression dont le fond est couvert de sel cristallisé et qui se divise en plusieurs bassins secondaires désignés sous le nom de chotts.

Roudaire n’en sait rien mais il étaye sa thèse de mer disparue. Il démontre l’existence d'importantes concentrations salines, la découverte autour des chotts de coquillages marins, de galets arrondis par les flots et surtout l'altimétrie négative de nombreux points situés dans les chotts de cette région nord saharienne. Très vite, Roudaire convainc et surtout séduit les scientifiques et les politiques de l’époque. Car il ne s’arrête pas à la description de cette ancienne mer dont les anciens connaissaient déjà l’existence. Il propose de remettre les chotts en communication avec le golfe de Gabès au moyen d'un canal. 

Les eaux de la Méditerranée se précipiteraient alors dans ces gigantesques cuvettes et les rempliraient. La mer projetée présenterait ainsi une surface totale de 8.200 km², égale à quinze fois celle du lac de Genève (cf carte) ! Les chotts seraient assainis et il n'y aurait plus à craindre leurs fonds marécageux, chargés de sel, qui sont à certains moments de l'année de véritables foyers d'insalubrité. Le climat lui-même s’en trouverait modifié et deviendrait plus tempéré. L'évaporation produite par le soleil saharien, poussée par les vents du sud vers les crêtes de l'Aurès, provoquerait des pluies, créerait des rivières et des sources, ramènerait la fertilité de jadis. Les vastes plaines incultes désormais régulièrement irriguées seraient rendues à la culture. 

La fraîcheur, l'humidité, les pluies permettraient de tirer parti de la fécondité naturelle d'un sol resté vierge depuis des siècles. Bref, « Que l’isthme de Gabes se rompe, et le Sahara redevient une mer, une Baltique de la Méditerranée qui établirait des relations faciles avec l'intérieur de nos provinces d'Afrique en même temps qu'elle modifierait le climat » explique Roudaire à ses pairs conquis. Pour comprendre cet enthousiasme, il faut se replacer dans le contexte de l’époque. 

La France, défaite en 1870, a perdu l’Alsace et une partie de la Lorraine. Elle cherche à redorer son blason. L'idée, chère aux saint-simoniens selon laquelle l'homme doit domestiquer la nature quitte à la transformer pour le bien de l'humanité, est à la mode. N’est-elle pas à l’origine de la réalisation par Ferdinand de Lesseps du canal de Suez ? La France, prouvant ainsi sa supériorité technique et scientifique, sera le pays qui redonnera un destin et une prospérité à cette région.

 

Un projet controversé 

Roudaire sait se montrer convaincant. Il rallie à sa cause de nombreuses personnalités tant du monde scientifique que du monde politique. Ferdinand de Lesseps lui-même, encore auréolé par la réussite du canal de Suez soutient ce qu’il appelle la « mer Roudaire ». Ainsi, pendant pratiquement deux décennies, le projet va occuper le devant de la scène. Les missions de reconnaissance et de nivellement se succèdent, en Algérie en 1874 dans le chott Melrhir, puis en Tunisie en 1876 et 1878 dans les chotts Rharsa et Djerid. 

Il en ressort que la dépression est discontinue, coupée en plusieurs endroits par des seuils. Mais qu’à cela ne tienne ! Pour 20 millions de francs, Roudaire promet une mer de 8.000 km² grande comme la Corse, d’une profondeur de 24 mètres, suffisante pour apporter l’humidité nécessaire aux cultures et faire de Biskra un port. Un canal de 173 kilomètres de longueur permettra d’inonder les chotts puis de maintenir à niveau la mer ainsi créée. 

Les missions de reconnaissance, de nivellement et de sondage se succèdent, en Algérie en 1874 dans le chott Melrhir, puis en Tunisie en 1876 et 1878 dans les chotts Rharsa et Djerid.

En 1877, saisie de la question, l’Académie des sciences conclue à la continuation des études. Des sondages sont effectués. Mais, prudent, le gouvernement prend les conseils d’une commission supérieure dite de la Mer intérieure. Celle-ci se réunit à Paris au printemps 1882. 

Et stupeur, après trois mois de débats, la commission chiffre à 1,3 milliard le coût du creusement d’un canal de 200 kilomètres de longueur, large de 30 mètres, profond de 14 mètres dont le débit devrait dépasser de vingt fois celui de la Seine en basses eaux pour remplir les chotts en 10 ans. Elle le considère le projet " hors de proportion avec les résultats qu’on peut en espérer " et s’y déclare défavorable le 27 juillet 1882.

Se rabattant sur l’initiative privée, Roudaire et de Lesseps fondent une compagnie, la Société de la Mer intérieure africaine dont le capital est fixé à 200.000 francs. C’est sur ses crédits que se déroulera la quatrième mission dans les chotts. De retour à Paris au printemps 1883, il faut se rendre à l’évidence : entre les chotts Sellem et Rharsa, un seuil d’une vingtaine de kilomètres rompt la continuité de la dépression. Quant aux traces de la mer antérieure, elles ne font pas l’unanimité. 

Au sein même des milieux scientifiques et politiques, les soutiens s’effritent. On fait valoir que les sols que l’on croyait sablonneux et mous sont en réalité rocheux. Que la nouvelle mer noierait de nombreuses palmeraies. Que l’évaporation aurait rapidement raison de la mer restaurée. Qu’elle la transformerait en marécages insalubres. On estime que l’influence climatique de cette mer serait quasi nulle. Mobilisés, les adversaires portent le coup de grâce au congrès scientifique de Blois, en septembre 1884 en engageant le gouvernement à « ne pas encourager le projet de mer intérieure africaine ». Le botaniste Ernest Cosson, l’un des plus farouches opposants au projet ira même jusqu’à déclarer : « Si la mer intérieure existait, il faudrait la combler ».

Quelques mois plus tard, miné par un combat qu’il sait perdu, Roudaire meurt chez sa mère à Guéret. De Lesseps, obstiné, tentera bien de relancer l’affaire. Il parviendra même à obtenir une concession en 1885 pour mener à bien le projet. Mais emporté par le scandale de Panama, le projet est définitivement abandonné sans voir reçu le moindre commencement d’exécution.

En 1885, miné par un combat qu’il sait perdu, Roudaire meurt chez sa mère à Guéret.

Pourtant, si Roudaire lui-même tombe rapidement dans l’oubli, son projet lui survivra. Dans  L’invasion de la mer, le dernier manuscrit qu’il confie à son éditeur en octobre 1904, Jules Verne remet en scène le rêve d’une mer saharienne dans le sud de la Tunisie et de l’Algérie qui communiquerait avec la Méditerranée par le golfe de Gabès. 

Tout au long de ce roman, qui reste aujourd’hui encore très peu connu du public, nombreuses sont les références à la réalité historique du projet Roudaire. Le nom de ce dernier y est d’ailleurs plusieurs fois cité. 

Jules Verne qui était apparu comme un visionnaire scientifique avec notamment, Cinq semaines en ballon, De la Terre à la Lune, Vingt mille lieues sous les mers, ou encore Le tour du monde en 80 jours avait déclaré : « Ce que j’ai écrit sera réalisé à la fin du siècle ». Il ne se sera trompé que sur le projet du commandant Roudaire.

 

 

 


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