Histoire d'eau : Premier grand chantier de l’hydrogoulag, le canal de la mer Blanche
26 octobre 2016Paru dans le N°395
à la page 112 ( mots)
25.000 morts. C’est le prix du canal de la Baltique à la mer Blanche, construit à marche forcée par quelque 300.000 prisonniers dans des conditions effroyables. La construction de ce canal, objet d’une propagande intense, a marqué l'entrée de l’univers concentrationnaire dans le système économique soviétique.
Nous sommes
en 1929. Alors que les Etats-Unis et l’Europe subissent de plein fouet les
premiers effets d’une crise économique qui les affaiblira plusieurs années
durant, à l’Est, Staline, sûr d’un pouvoir désormais bien ancré, commence à
marcher dans les traces d’Ivan le Terrible et de Pierre le Grand. Il reprend
notamment à son compte le projet de ce dernier d’ouvrir un canal de la mer Baltique
à la mer Blanche, une voie d’eau de 227 kilomètres qui
relirait Saint-Pétersbourg à Bielomorsk en passant par les lacs Ladoga, Onega
puis en traversant l’isthme séparant le lac Vygozero de la mer Blanche.
Un projet
qui permettrait de raccourcir de plus de 4.000 kilomètres
le parcours océanique séparant Saint-Pétersbourg d’Arkhangelsk. Mais surtout,
une réalisation qui permettrait de donner corps au système dit des « cinq
mers », un réseau de canaux, d’écluses, de fleuves unissant le port de Moscou aux
mers Baltique, Blanche, Caspienne, Noire et d’Azov dont l’épine dorsale serait la Volga et qui ferait de la
capitale soviétique le plus grand port fluvial du Monde.
Ce projet, Pierre le Grand en avait rêvé… C'est
finalement Staline qui le concrétisera en lançant au début de l’année 1930 le Belomorsko-Baltiyskiy
Kanal imeni Stalina (le canal de la mer Blanche à la mer Baltique de
Staline), plus connu sous l'abréviation Belomorkanal.
On estime aujourd’hui que sa construction, présentée à l’époque comme un modèle
de réussite, fit environ 25.000 morts. Elle marqua en tout cas la montée en puissance du système
concentrationnaire soviétique.
La montée en puissance
du système concentrationnaire soviétique
Dès le début des années 1920, la nécessité
d’atteindre les objectifs de ce qui constituera bientôt le plan quinquennal
commande de se procurer en grande quantité charbon, gaz, pétrole et bois, des
ressources qui se trouvent essentiellement dans le grand nord et en Sibérie.
Mais la mobilisation de ces ressources, tout comme le lancement de la politique
de grands travaux initiée par Staline, nécessite une importante quantité de
main d’œuvre. Pour la trouver, on aura recours au travail forcé, une pratique
déjà courante sous le régime tsariste lorsqu’il s’agit de construire des villes ou
mettre en valeur de nouveaux territoires.
Pierre le Grand lui-même n’a-t-il pas
fait construire sa capitale, Saint Pétersbourg, ses forteresses et ses canaux
par ce biais ? Lénine, verbalement, puis Staline effectivement, reprendront
cette pratique à leur compte en présentant dès 1926 le travail forcé comme
méthode de rééducation. Le Goulag,
substantif formé à partir des initiales des mots Glavnoié Oupravlénié Laguereï (Direction des camps de rééducation par le
travail) venait de naitre et le canal de la mer Baltique à la mer Blanche allait
en devenir le premier laboratoire.
Ainsi, dès
le mois de septembre 1931, le creusement du canal est amorcé par 100.000
détenus, les fameux zeks, traduction des initiales "z/k" pour
"détenus du canal" qui désigneront ensuite par extension tous les
détenus du Goulag. A la base donc, on trouve ces zeks, pour la plupart, des
koulaks – hommes, femmes, enfants – expropriés puis déportés suite à la
collectivisation des terres. Ils sont encadrés par des détenus politiques ou
des droits communs. Au sommet de la pyramide, Nephtali Frenkel, chef de
chantier du canal de la mer Blanche, l’inventeur de la fameuse « échelle
du ventre », qui consistait à indexer la ration journalière sur le travail
effectué, éliminant ainsi ceux qui n’étaient pas à la hauteur des attentes.
Quant à l’objectif, il est très simple : fixé par Staline lui-même, il
consiste à construire en moins de 20 mois un canal de 5 mètres de profondeur et
de 230 km
de longueur reliant Saint-Pétersbourg à Bielomorsk.
Par souci d’économie, aucun
moyen mécanique ne sera mis à la disposition des détenus qui devront creuser le
canal dans la taïga de leurs mains, avec le seul concours de pelles, de pioches
et de brouettes. Le chantier qui démarre alors sera l’un des plus terribles et
des plus meurtriers de cette période. Tout cela pour finalement aboutir au
percement d’un canal qui s’avérera rapidement impropre à la navigation.
Un canal
impropre à la navigation
Les travaux durent 21 mois. Ils sont menés à main d’homme, avec un
outillage rudimentaire, dans des conditions si effroyables. Sous-alimentés, mal
vêtus, exposés à un froid intense, épuisés par un rythme de travail
insupportable, les hommes, femmes, enfants, meurent au cours de l’hiver
1931-1932 au rythme de plusieurs centaines par jour.
Souvent épuisés par les tonnes de gravats à charrier et les longues digues
à bâtir, les
détenus ne perçoivent que le minimum de nourriture, une ration tout juste suffisante
pour survivre. Une ration qui peut être revue à la hausse ou la baisse selon
l'attitude du prisonnier. La faim est érigée en système pour briser les hommes.
Pour assurer le
remplacement de la main d'œuvre, on fait venir des prisonniers des îles
Solovetski situées en mer Blanche, mais il apparaît très vite que les délais
imposés ne seront pas tenus. Or, Staline lui-même a présenté le canal comme un
modèle de réussite du plan quinquennal, soutenu par nombre d’artistes et
d’écrivains qui en firent la propagande, parmi lesquels Maxime Gorki,
Alexeï Tolstoï ou Victor Chklovski.
Impossible d’avouer un retard ou pire
encore, d’assumer un échec. Pour respecter les délais imposés par Staline, on
décide de faire creuser moins profond en limitant la profondeur du canal à 3,60 mètres. Décision
fatale qui rendra le canal impropre à toute navigation, la plupart des navires
ne disposant pas d’un tirant d’eau suffisant.
Mais les apparences sont sauves. Au
mois d’aout 1933, Staline inaugure le canal en présence de diplomates, de
nombreuses personnalités et de prestigieux écrivains. L’ouvrage, long de 230 kilomètres, émaillé
de 5 barrages et 19 écluses est présenté comme un modèle de réussite : « Le caviar est servi à la louche, écrira
par la suite l’écrivain Alexandre Avdeenko.
Nous mangeons et buvons à volonté sans payer. Des saucissons fumés. Des
fromages. Du caviar. Des fruits. Du chocolat. Des vins. Du cognac. Et tout cela
en pleine famine ».
On estime aujourd’hui
que 200.000 détenus furent employés à la construction du canal de la Baltique à la mer Blanche.
De 25 à 50.000 d’entre-eux y laissèrent leur vie. La police politique de
Staline, la redoutable Guepéou, constatant que le chantier employait 100.000 détenus
au commencement et autant à la fin, en conclura qu'il n'y avait pas eu de mort…
Tout cela pour rien, ou
pas grand-chose… La navigation sur le canal s’avérera vite, malgré les
dénégations du pouvoir politique, impossible, faute de profondeur suffisante.
En avril 1966, alors
qu’il achève l’écriture de « L’archipel
du Goulag », Alexandre Soljenitsyne passera une journée entière au
bord du canal. Il y constatera que le nombre des navires qui y circule se
compte sur les doigts d’une seule main…
Mais l’achèvement du canal de la Baltique à la mer Blanche
ouvrira la voie à d’autres projets : le percement du canal Moscou-Volga qui
mobilisera à son tour 450.000 prisonniers de 1932 à 1937. Puis la construction
du canal Volga-Don qui sera achevé en 1952, donnant ainsi corps, au moins
théoriquement, au système des cinq mers, si cher à Staline…
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