Histoire d'eau : « The Channeled Scablands », petite histoire d’une région façonnée par l’eau
03 octobre 2016Paru dans le N°394
à la page 108 ( mots)
Rédigé par : Christophe BOUCHET de EDITIONS JOHANET
Il y a 15.000 ans, pendant la dernière période glaciaire, un barrage glaciaire s'est effondré dans ce qui constitue l'Etat de Washington, aux Etats-Unis, libérant brutalement les eaux d'une mer intérieure. Près de 2.250 km3 d’eau se sont soudainement déversés vers l'ouest à une vitesse de 90 km/h, ce qui correspond à un torrent équivalent à dix fois le débit de l’ensemble des fleuves et rivières terrestres. Cette gigantesque inondation a découpé des gorges, des buttes, des cataractes maintenant asséchées, façonnant des paysages que l’on peut voir encore aujourd’hui.
Les Scablands se trouvent aux
Etats-Unis, dans la partie est de l'Etat de Washington à l'extrême nord-ouest
du pays. Là, sur une zone de quelque 28.000 km², s’étend un paysage totalement
décapé, tourmenté, irrégulier et par endroit littéralement dévasté. D’immenses
ravins de plus de 90 mètres de profondeur parcourent tout à la fois la couche
de lœss meuble et les couches basaltiques plus dures, pour finalement se
rejoindre vers les deux principaux cours d'eau situés à l'est de l'Etat. Ce
plateau de lœss, qui remonte au Pléistocène, semble avoir été décapé en
profondeur, malgré quelques restes largement espacés qui témoignent de son
ancienne apparence. Des chenaux se croisent et s’entrecroisent, des collines
trônent au beau milieu de ces paysages comme des îles au milieu d'un
gigantesque cours d'eau ou d’une mer intérieure. Le sol, par endroit
complètement décapé, est criblé de rides et de sillons énormes, comme ceux
qu’auraient creusés le passage de masses d’eau colossales. Les plus importants
de ces sillons atteignent 9 mètres de haut pour 140 mètres de long.
Au total, les Scablands, que l’on
pourrait traduire par « régions pelées, croûteuses », donnent l’image
d’un paysage désolé, comme si des forces d’une ampleur inconnue s'étaient abattues
sur l’endroit, dévastant tout sur leur passage pour y laisser les cicatrices
indélébiles que l’on voit encore aujourd’hui. Quels phénomènes extraordinaires
ont façonné ce paysage ? Ce sont deux géologues, J. Harlen Bretz et Joseph
T. Pardee, qui vont, au début du 20ème siècle, trouver la solution
de ce mystère géologique.
Bretz ou la théorie d’une inondation géante
En 1923, un géologue de
l'université de Chicago, J. Harlen Bretz, formule une hypothèse nouvelle pour
expliquer la formation des Scablands. Bretz a passé plusieurs années à étudier
les formations géologiques du Washington oriental. Il a observé et étudié les
nombreuses gorges coupées à travers le basalte. Il a parcouru la région en tous
sens, arpentant les chenaux, analysant les roches, les sédiments. Il a
découvert dans la partie occidentale des Scablands, des quantités énormes de
graviers et de roches, certaines pesant plusieurs tonnes, apportées là par des
forces inconnues.
Pour lui, les chenaux qui parcourent la région ont été
creusés par une énorme quantité d'eau en un espace temps de seulement quelques
jours. Un évènement cataclysmique, soudain, d’une ampleur inouïe aux
conséquences terribles. Et ce sont les courants turbulents et puissants de
cette gigantesque inondation qui auraient érodé le basalte, déchirant les
roches et récurant le paysage.
Bien entendu, l’hypothèse de Bretz heurte l’ensemble de
la communauté scientifique. Car à cette époque, les géologues n'acceptent
qu'une seule règle, celle du gradualisme. Pour eux, la formation des paysages
ne s'explique que par l'action lente et immuable d'un processus s’étalant sur
plusieurs millions d'années. Or, le mécanisme proposé par Bretz est rapide et
brutal. Il met en jeu des forces dont l’ampleur est difficilement imaginable,
peu compatible avec les phénomènes observés aujourd’hui. Et surtout, la thèse
de Bretz comporte une faille importante, celle de l'origine de l'eau : si
la région a été sculptée en quelques jours seulement par un déferlement
dévastateur de masses d’eau, d’ou provient cette quantité d’eau si
importante ?
Bretz, attaqué de toutes parts, est incapable de
l’expliquer et sa thèse, rejetée, sombra dans l’oubli. Jusqu’à ce jour de 1943,
lors d'une conférence de l'American
Association for the Advancement of Science qui se tient à Seattle. Un
géologue, Joseph Thomas Pardee, annonce la découverte des preuves de
l'existence d'un énorme lac glaciaire, le lac Missoula.
Le lac Missoula, un énorme lac glacière
Joseph Pardee ne s’arrête pas à
la simple affirmation de l’existence de ce lac glaciaire, il donne des
détails : le lac, situé près de la ville actuelle de Sandpoint dans
l’Idaho, mesurait 310 km de long sur 260 de large pour une profondeur de 620
mètres, ce qui représente une contenance de 2.250 km3 d'eau… Près de
dix fois le total du débit annuel de tous les fleuves et rivières du
monde ! Et le géologue formule l’hypothèse que la digue formant retenue du
lac s'étant rompue, celui-ci s'est brutalement vidé. Il explique que la
découverte de marques d’ondulation de 9 mètres de haut, espacées de 60 à 150
mètres prouve qu'une énorme quantité d'eau s'est déversée dans un laps de temps
très court. Un déversement causé par la rupture du barrage de glace, un
phénomène fréquemment observé depuis, dans les lacs glaciaires, par exemple en
Islande. Mais jamais à une échelle aussi importante.
Pour Pardee, la vidange du lac
n'a pas duré plus de 2 jours. D'après la taille et la forme des rides et
sillons formés par ces courants, il en déduit que le débit de l'inondation
était 60 fois supérieur à celui de l'Amazone, le plus grand fleuve au monde
aujourd'hui. Une crue gigantesque, capable de déplacer des blocs de pierre de
10 mètres de haut.
Et le seul échappement possible pour cette énorme quantité
d'eau libérée est la rivière Clark Fork, qui s'ouvre sur la région des
Scablands. A l'issue de la conférence de Pardee, le silence règne dans la
salle, avant de faire place à une salve d'applaudissements nourris. L’assemblée
comprend que l’origine des Scablands vient d'être découverte.
La suite le confirmera : lors de la dernière période
glaciaire au Pléistocène, il y a 12.000 à 16.000 ans, le lobe de glace d'un
énorme glacier continental est stoppé par des montagnes du Montana. Le barrage
de glace bloque plusieurs rivières et, progressivement, un lac apparaît. Le lac
Missoula, de la taille du lac Erie et du lac Ontario réunis, est né. La hauteur
d'eau augmente progressivement, et, lorsqu'elle dépasse les 9/10ème
de la hauteur du barrage, celui ci commence à flotter. Car la densité de la
glace est plus faible que celle de l'eau liquide. L'eau s'engouffre donc sous
la glace et le barrage finit par se briser.
Les masses d’eau du lac glaciaire
Missoula se sont jetés par cette brèche et se sont déplacés à travers le
Washington oriental sur une distance de 750 kilomètres jusqu’à l'océan
Pacifique, façonnant pour toujours le paysage. Et ce phénomène va se reproduire
tous les 40 à 50 ans, sous l'effet des fluctuations du front glaciaire. Car la
région des Scablands s'est retrouvée engloutie à plusieurs reprises,
contrairement à ce que pensait Bretz, qui ne proposait initialement qu'une
seule inondation.
En novembre 1979, à la réunion
annuelle de la « Geological Society of America », Bretz reçoit la
médaille Penrose, qui récompense chaque année un chercheur pour ses
contributions exceptionnelles en géologie. Il s'éteint le 3 février 1981 à
l'âge de 99 ans, reconnu par ses pairs. Depuis, l’idée que les phénomènes mis
en œuvre pour former le paysage des Scablands sont également intervenus, à une
échelle plus importante encore, sur d'autres planètes, notamment sur Mars, s’est
banalisée…
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