Pendant la dernière période glaciaire, près de 2.250 km3 d’eau se sont soudainement déversés vers l’ouest à une vitesse de 90 km/h dans la partie de l’est de l’État de Washington. Soit un torrent équivalent à dix fois le débit de l’ensemble des fleuves et rivières terrestres. Cette gigantesque inondation a découpé des gorges, des buttes, des cataractes maintenant asséchées, façonnant des paysages que l’on peut voir encore aujourd’hui
Les Scablands se trouvent aux
Etats-Unis, dans la partie est
de l’Etat de Washington à l’extrême nord-ouest du pays. Là, sur une
zone de quelque 28.000 km², s’étend un
paysage totalement décapé, tourmenté,
irrégulier et par endroit littéralement
dévasté. D’immenses ravins de plus de
90 mètres de profondeur parcourent
tout à la fois la couche de lœss meuble et
les couches basaltiques plus dures, pour
finalement se rejoindre vers les deux
principaux cours d’eau situés à l’est de
l’Etat. Ce plateau de lœss, qui remonte
au Pléistocène, semble avoir été décapé
en profondeur, malgré quelques restes
largement espacés qui témoignent de
son ancienne apparence.
Des chenaux se
croisent et s’entrecroisent, des collines
trônent au beau milieu de ces paysages
comme des îles au milieu d’un gigantesque cours d’eau ou d’une mer intérieure. Le sol, par endroit complètement décapé, est criblé de rides et de sillons
énormes, comme ceux qu’auraient
creusés le passage de masses d’eau
colossales. Les plus importants de ces
sillons atteignent 9 mètres de haut pour
140 mètres de long.
Au total, les Scablands, que l’on pourrait traduire par «régions pelées, croûteuses», donnent l’image d’un paysage
désolé, comme si des forces d’une
ampleur inconnue s’étaient abattues sur
l’endroit, dévastant tout sur leur passage pour y laisser les cicatrices indélébiles que l’on voit encore aujourd’hui.
Quels phénomènes extraordinaires ont
façonné ce paysage? Ce sont deux géologues, J. Harlen Bretz et Joseph T. Pardee,
qui vont, au début du 20ème siècle, trouver la solution de ce mystère géologique.
BRETZ OU LA THÉORIE
D’UNE INONDATION GÉANTE
En 1923, un géologue de l’université de
Chicago, J. Harlen Bretz, formule une
hypothèse nouvelle pour expliquer la
formation des Scablands. Bretz a passé
plusieurs années à étudier les formations géologiques du Washington oriental. Il a observé et étudié les nombreuses
gorges coupées à travers le basalte. Il a
parcouru la région en tous sens, arpentant les chenaux, analysant les roches,
les sédiments. Il a découvert dans la partie occidentale des Scablands, des quantités énormes de graviers et de roches,
certaines pesant plusieurs tonnes,
apportées là par des forces inconnues.
Pour lui, les chenaux qui parcourent la
région ont été creusés par une énorme
quantité d’eau en un espace temps de
seulement quelques jours.
Un évènement cataclysmique, soudain, d’une
ampleur inouïe aux conséquences terribles. Et ce sont les courants turbulents et puissants de cette gigantesque
inondation qui auraient érodé le basalte,
déchirant les roches et récurant le
paysage.
Bien entendu, l’hypothèse de Bretz
heurte l’ensemble de la communauté
scientifique. Car à cette époque, les géologues n’acceptent qu’une seule règle,
celle du gradualisme. Pour eux, la formation des paysages ne s’explique que
par l’action lente et immuable d’un processus s’étalant sur plusieurs millions
d’années. Or, le mécanisme proposé par
Bretz est rapide et brutal. Il met en jeu
des forces dont l’ampleur est difficilement imaginable, peu compatible avec
les phénomènes observés aujourd’hui.
Et surtout, la thèse de Bretz comporte
une faille importante, celle de l’origine
de l’eau: si la région a été sculptée en
quelques jours seulement par un déferlement dévastateur de masses d’eau,
d’ou provient cette quantité d’eau si
importante?
Bretz, attaqué de toutes parts, est incapable de l’expliquer et sa thèse, rejetée,
sombra dans l’oubli. Jusqu’à ce jour de
1943, lors d’une conférence de l’American Association for the Advancement of
Science qui se tient à Seattle. Un géologue, Joseph Thomas Pardee, annonce
la découverte des preuves de l’existence
d’un énorme lac glaciaire, le lac Missoula.
LE LAC MISSOULA, UN ÉNORME
LAC GLACIÈRE
Joseph Pardee ne s’arrête pas à la simple
affirmation de l’existence de ce lac glaciaire, il donne des détails : le lac, situé
près de la ville actuelle de Sandpoint
dans l’Idaho, mesurait 310 km de long
sur 260 de large pour une profondeur
de 620 mètres, ce qui représente une
contenance de 2.250 km3
d’eau… Près
de dix fois le total du débit annuel de
tous les fleuves et rivières du monde!
Et le géologue formule l’hypothèse que
la digue formant retenue du lac s’étant
rompue, celui-ci s’est brutalement vidé.
Il explique que la découverte de marques
d’ondulation de 9 mètres de haut, espacées de 60 à 150 mètres prouve qu’une
énorme quantité d’eau s’est déversée
dans un laps de temps très court. Un
déversement causé par la rupture du
barrage de glace, un phénomène fréquemment observé depuis, dans les lacs
glaciaires, par exemple en Islande. Mais
jamais à une échelle aussi importante.
Pour Pardee, la vidange du lac n’a pas
duré plus de 2 jours. D’après la taille et
la forme des rides et sillons formés par
ces courants, il en déduit que le débit
de l’inondation était 60 fois supérieur
à celui de l’Amazone, le plus grand
fleuve au monde aujourd’hui. Une crue
gigantesque, capable de déplacer des
blocs de pierre de 10 mètres de haut.
Et le seul échappement possible pour
cette énorme quantité d’eau libérée
est la rivière Clark Fork, qui s’ouvre
sur la région des Scablands. A l’issue
de la conférence de Pardee, le silence
règne dans la salle, avant de faire place
à une salve d’applaudissements nourris.
L’assemblée comprend que l’origine des
Scablands vient d’être découverte.
La suite le confirmera: lors de la dernière
période glaciaire au Pléistocène, il y a
12.000 à 16.000 ans, le lobe de glace d’un
énorme glacier continental est stoppé
par des montagnes du Montana. Le barrage de glace bloque plusieurs rivières
et, progressivement, un lac apparaît. Le
lac Missoula, de la taille du lac Erie et
du lac Ontario réunis, est né. La hauteur d’eau augmente progressivement,
et, lorsqu’elle dépasse les 9/10ème de la
hauteur du barrage, celui ci commence à
flotter. Car la densité de la glace est plus
faible que celle de l’eau liquide. L’eau s’engouffre donc sous la glace et le barrage
finit par se briser.
Les masses d’eau du lac
glaciaire Missoula se sont jetés par cette
brèche et se sont déplacés à travers le
Washington oriental sur une distance de
750 kilomètres jusqu’à l’océan Pacifique,
façonnant pour toujours le paysage. Et
ce phénomène va se reproduire tous
les 40 à 50 ans, sous l’effet des fluctuations du front glaciaire. Car la région
des Scablands s’est retrouvée engloutie à plusieurs reprises, contrairement
à ce que pensait Bretz, qui ne proposait
initialement qu’une seule inondation.
En novembre 1979, à la réunion annuelle
de la «Geological Society of America»,
Bretz reçoit la médaille Penrose, qui
récompense chaque année un chercheur
pour ses contributions exceptionnelles
en géologie. Il s’éteint le 3 février 1981 à
l’âge de 99 ans, reconnu par ses pairs.
Depuis, l’idée que les phénomènes mis
en œuvre pour former le paysage des
Scablands sont également intervenus,
à une échelle plus importante encore,
sur d’autres planètes, notamment sur
Mars, s’est banalisée…
UN PHÉNOMÈNE INTERVENU SUR D’AUTRES PLANÈTES ?
La région nord-américaine des Scablands présente des ressemblances troublantes avec certaines régions martiennes, comme
par exemple celle d’Ares Vallis. On y retrouve des canyons, des
îles en forme de larme, des chenaux anastomosés, des vallées
suspendues. A chaque fois, les chenaux ont cette particularité
d’être linéaires, sans méandres, la caractéristique des inondations
catastrophiques. Leur taille suggère que d’énormes quantité d’eau
sont entrées en jeu. Dans les deux cas, l’eau s’est écoulée depuis
des régions élevées vers des régions plus basses. Pour les scientifiques, les paysages martiens d’Ares Vallis pourraient avoir été
façonnés par l’eau il y à 3 milliards d’années. Une forte élévation
de température au niveau de la surface de la planète aurait libéré
une énorme quantité d’eau qui se serait ruée des hauts plateaux
vers les plaines. Un flot gigantesque se serait alors formé, charriant un mélange de roches, de boue et de glace dévastant tout sur
son passage et expliquant la formation de chenaux dont certains
mesurent 25 kilomètres de large et 1 kilomètre de profondeur…
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