L’Estacade de l’île Saint-Louis : Histoire d’une digue en bois au cœur de Paris
30 mai 2024Paru dans le N°472
à la page 93 ( mots)
À la fin du XVIIIe siècle, une digue en bois fut érigée à la pointe orientale de l’île Saint-Louis, dans le cœur de Paris. Connue sous le nom d’estacade, cette structure ingénieuse a joué un rôle clé dans la protection de la ville contre les ravages des crues et des glaces de la Seine, tout en transformant le paysage urbain et en suscitant la fascination de nombreux artistes. À travers son histoire, qui s’étend de sa construction vers la fin des années 1770 jusqu’à sa démolition en 1932, l’estacade incarne la lutte contre les éléments naturels et l’adaptation continue de Paris face aux défis posés par le fleuve.
UN CONTEXTE
HISTORIQUE
ET GÉOGRAPHIQUE
PRÉCIEUX
Pour comprendre l’importance de cette
estacade, il est crucial de remonter
au XVIIIe siècle et de visualiser les alentours de l’île Saint-Louis telle qu’elle était
à l’époque.
Le plan de Turgot, publié en 1739,
demeure l’une des représentations
cartographiques les plus exhaustives
et détaillées de Paris à cette époque.
Réalisé par Louis Bretez sous la direction du prévôt des marchands Michel Étienne Turgot, ce plan en perspective
cavalière s’étend sur vingt-et-une planches gravées. S’étirant sur les
moindres recoins de la ville, il permet
de visualiser les bâtiments, places, rues,
et, bien entendu, les cours d’eau qui la
quadrillent.
Sur la planche située à droite, on
découvre l’île Saint-Louis, qui, à cette
époque déjà, conserve une configuration
relativement similaire à celle que nous
lui connaissons aujourd’hui. À proximité, on remarque l’île Louviers, une
entité qui, contrairement à l’île Saint-Louis, n’a pas survécu aux mutations
urbaines du XIXe siècle.
L’île Louviers,
bien que non bâtie et souvent omise des
représentations modernes, joue un rôle
essentiel dans le Paris du XVIIIe siècle.
Séparée de la rive droite par le bras de
Gramont, l’Ile Louviers est principalement dédiée au stockage de bois. À
l’époque, Paris nécessite un approvisionnement constant en bois, utilisé à la
fois pour la construction et le chauffage.
Le bois, transporté par flottage depuis
les forêts environnantes, trouve sur l’île
Louviers une aire de stockage provisoire
avant d’être distribué dans la capitale.
Cette île abrite de véritables montagnes
de troncs et de bûches formant des paysages impressionnants de matières en
attente de transport ou de vente.
Le bras de Gramont, qui sépare l’île
Louviers de la rive droite, joue un rôle
logistique crucial. En effet, ce cours d’eau
permet aux embarcations de transporter
les cargaisons de bois jusqu’à leur destination finale. Un petit pont en bois relie
l’île à la rive, facilitant ainsi le transfert
des matériaux et le passage des ouvriers
et marchands.
Entre l’île Saint-Louis et l’île Louviers se
trouve un passage fluvial d’une importance stratégique fondamentale: le bras
de Seine. Ce bras, plus réduit que le lit
principal du fleuve, se révèle être une
artère vitale pour l’approvisionnement
de Paris.
C’est par ce passage que l’essentiel des bateaux transportant diverses
marchandises accèdent aux principaux
ports de la capitale, notamment le port
Saint-Paul et le port de Grève.
Le port Saint-Paul, situé sur la rive
droite de la Seine en face de l’île SaintLouis, est l’un des ports les plus animés
de Paris. Il joue un rôle central dans la
réception et la distribution des denrées et matériaux arrivant par voie fluviale. Le port de Grève, quant à lui, situé
non loin de l’actuelle place de l’Hôtel de
Ville, est renommé pour être un point de
convergence de nombreux marchands
et bateliers.
Si ces dimensions de stockage et d’approvisionnement confèrent à l’île
Louviers une importance capitale
au XVIIIe siècle, la situation évolue significativement au cours du XIXe siècle. En
1843, une décision est prise: combler
le bras de Gramont et rattacher l’île
Louviers à la rive droite. Ce comblement
marque la fin de l’ère de l’ancienne île,
désormais partie intégrante du quartier
Marais, et le bras comblé fait place au
boulevard Morland.
L’ESTACADE :
GARDIENNE DU FLEUVE
Dans ce contexte historique l’estacade
de l’île Saint-Louis s’érige comme un dispositif essentiel pour la protection de
la navigation fluviale et des infrastructures portuaires.
La Construction de l’Estacade
L’estacade était conçue comme une
digue, mais pas une digue traditionnelle. Elle se caractérisait par une structure en bois composée de poteaux et
de poutres disposés de manière à permettre à l’eau de s’écouler librement tout
en retenant les objets flottants susceptibles de provoquer des dégâts (troncs
d’arbres, morceaux de bois, tonneaux, et
diverses débris emportés par les crues).
La retenue de ces matériaux était cruciale pour éviter qu’ils n’endommagent
les embarcations amarrées ou les installations portuaires, telles que les quais
et les pontons.
La représentation de Pierre-Antoine de
Machy, conservée au musée Carnavalet,
offre un apercu visuel de l’estacade au
moment de son érection. On y voit
la digue en bois s’étendant entre l’île
Saint-Louis et l’île Louviers, avec ses
poteaux et poutres formant une barrière efficace.
Le plan de Verniquet de 1790 fournit
une vue plus technique et détaillée de
l’estacade, nous donnant une meilleure
compréhension de sa structure et de
son fonctionnement. Ce plan montre
l’estacade en vue cavalière, mettant en
évidence les éléments robustes en bois
formant cette digue à claire-voie. Cette
disposition ingénieuse tire parti de la
résilience et de la flexibilité du bois,
matériaux abondant à l’époque et particulièrement adapté aux constructions
fluviales.
Le mécanisme du Pertuit : la clé de
l’adaptabilité
L’une des caractéristiques les plus
remarquables de l’estacade résidait dans
son mécanisme de pertuit. Ce dispositif,
constitué de deux battants en bois, pouvait être manipulé pour ouvrir ou fermer
l’estacade selon les besoins. En période
normale, le pertuit restait ouvert, permettant aux embarcations de circuler
librement entre les îles et le reste de la
capitale. Cependant, en période de crue
ou de débâcle, lorsque les eaux de la
Seine se soulèvent et transportent avec elles des glaces ou autres débris, le pertuit était fermé.
Cette fermeture permettait de créer une barrière efficace,
protégeant ainsi les installations portuaires et les bateaux contre les dégâts
potentiels.
La gestion délicate du pertuit nécessitait
une certaine expertise, notamment en
déterminant le moment opportun pour
le fermer avant que les débris ne causent
des dommages irréversibles. Les fontainiers et les responsables portuaires de
l’époque devaient être constamment
vigilants et prêts à intervenir rapidement,
attestant de l’importance de l’estacade
dans le quotidien de la vie parisienne.
En temps normal, lorsque les dangers
de crue et de débâcle étaient absents,
l’estacade devait permettre la circulation fluide des bateaux. Le bras de Seine
entre l’île Saint-Louis et l’île Louviers
était une voie fluviale stratégique,
servant d’artère principale pour l’approvisionnement en bois et en autres
marchandises. Les ouvriers et les marchands devaient pouvoir passer librement d’une rive à l’autre, et l’ouverture
du pertuit garantissait ce passage sans
obstacle.
Cette polyvalence faisait de l’estacade
une construction unique en son genre,
capable de s’adapter aux circonstances
changeantes du fleuve. Elle offrait une
protection indispensable contre les
forces naturelles tout en soutenant les
besoins constants du commerce et de
la navigation fluviale à Paris.
Transformation en passerelle
piétonnière
L’estacade évolua au fil du temps. À partir de 1818, une passerelle en planches
y fut ajoutée, permettant aux piétons
de traverser la Seine entre l’île SaintLouis et l’île Louviers. Elle devint alors un
véritable pont, parfois dénommé «pont
de l’estacade», reliant les deux rives et
offrant un passage important dans la
capitale.
Au cours des décennies suivantes, l’estacade subit plusieurs modifications et
reconstructions, s’adaptant aux besoins
changeants de la ville. En 1841, l’île
Louviers fut rattachée à la rive droite,
et une nouvelle section de passerelle fut construite pour enjamber le nouveau port Henri-IV.
UN OUVRAGE EN
ÉVOLUTION PERMANENTE
Tout au long du XIXe siècle, l’estacade fut
constamment entretenue et améliorée.
En 1870, elle fit l’objet d’une reconstruction majeure, qui fut documentée par
des artistes tels que Léon Lémonnery.
Les artistes de cette époque représentaient l’estacade sous divers angles, mettant en lumière à la fois sa fonctionnalité
et son aspect esthétique. Parmi eux,
nous retrouvons des œuvres de Jean
Honkine, Gabrielle Niel, et Alfred Pruner,
qui capturèrent l’essence de l’estacade
dans ses différentes formes.
L’estacade suscitait des sentiments
contrastés. Le journal des Goncourt
décrit cette structure massive avec
une certaine aversion, la qualifiant de
«vieille, à demi pourrie, rapiécée de morceaux de fer», mais reconnaît aussi une
certaine poésie que dégagent ses imposantes structures de bois.
La grande crue de la Seine en 1910 mit
à l’épreuve la robustesse de l’estacade.
Bien que la structure ait résisté pendant plusieurs semaines, retenant les
objets charriés par le fleuve, elle finit par
céder le 28 janvier 1910, sous la pression
intense des eaux. Cet événement marqua un tournant dans l’histoire de l’estacade, alors partiellement effondrée et
nécessitant une reconstruction.
En 1912, une nouvelle version de l’estacade fut construite en béton et en
métal, pour une plus grande solidité.
Cependant, cette reconstruction arriva
à un moment où les activités portuaires
dans le centre de Paris étaient progressivement abandonnées. L’évolution des infrastructures et la régulation du fleuve
rendaient le besoin de protection par
l’estacade moins crucial.
LA DÉMOLITION EN 1932
Finalement, en 1932, l’estacade fut
démolie, marquant la fin d’une époque.
La structure, qui avait marqué le paysage parisien pendant près d’un siècle
et demi, laissa place à un espace ouvert
sur l’est de l’île Saint-Louis. Ce geste
signe la fin de son rôle dans la protection des installations portuaires et des
bateaux contre les débris et les glaces,
et laissa une empreinte dans l’histoire
et l’urbanisme de Paris.
Aujourd’hui, l’estacade est un souvenir
du passé, embelli par les représentations
artistiques et les récits historiques. Les
œuvres de nombreux artistes, telles que
celles de Jean Honkine, Gabrielle Niel,
Alfred Pruner, et Henri Rivière, nous rappellent sa présence et son influence sur
le paysage urbain de Paris.
L’histoire de l’estacade de l’île SaintLouis est une illustration remarquable
de la manière dont Paris s’est adapté
aux défis posés par son fleuve. De sa
construction à la fin du XVIIIe siècle
jusqu’à sa démolition en 1932, l’estacade incarne l’ingéniosité humaine, la
résilience face aux forces naturelles, et
l’évolution constante des infrastructures
urbaines.
Bien que l’estacade elle-même ne soit
plus, son héritage perdure à travers les
œuvres d’art, les photographies et les
récits historiques.
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