Rédigé par : Martin BENISTON de Institut pour les Sciences de l’Environnement (...
Le Rhône alpin illustre la manière dont un réchauffement climatique pourrait influencer le débit des fleuves, non seulement par des modifications des régimes de précipitations mais aussi par l’effet sur la neige et les glaciers, éléments essentiels du cycle hydrologique dans des régions de montagnes comme les Alpes. Les projections de climats futurs, sur la base de simulations par des modèles climatiques régionaux, laissent entrevoir une augmentation des précipitations hivernales, une forte diminution des pluies estivales, un volume de neige sensiblement réduit, et un fort recul de la plupart des glaciers alpins. En conséquence, d’ici la fin du XXIe siècle, les débits devraient être fortement influencés par ces changements, avec une hausse des écoulements hivernaux liée à une fonte précoce du manteau neigeux et l’augmentation des précipitations, mais une réduction des débits pendant le reste de l’année. Les changements saisonniers imposés par un climat plus chaud nécessiteront une transformation de la gouvernance actuelle de l’eau, afin de permettre un partage équitable pour les secteurs économiques concernés.
Les alpes suisses, château d’eau de l’Europe
De nombreuses rivières qui alimentent l’Europe occidentale et centrale prennent leur source dans les Alpes. Les Alpes en général et la Suisse en particulier, ont souvent, et à juste titre, été appelés le château d’eau de l’Europe. Et pour cause, la Suisse reçoit en moyenne près de 1 500 mm de précipitations par an : un tiers se perd par évaporation quand près des deux tiers alimentent torrents et rivières en surface. Une petite fraction est temporairement stockée dans les lacs ou dans les nappes phréatiques.
Selon l’Atlas Climatologique Suisse [1], la région des Alpes Suisses Centrales comprise dans un rayon de 30 km autour du Col du Saint-Gothard irrigue à elle seule quatre bassins majeurs. Elle alimente la Mer du Nord par le bassin du Rhin (ce bassin représente environ les deux tiers de la totalité de l’eau exportée par la Suisse). Elle alimente la Méditerranée par le bassin du Rhône (18 % des exportations d’eau de Suisse). Elle alimente l’Adriatique par le bassin du Po (le Ticino, affluent du Po en Italie représente 10 % de l’écoulement venant de Suisse). Elle alimente enfin la Mer Noire par le biais de l’Inn qui se jette dans le Danube en Allemagne, ce qui représente 5 % des écoulements qui quittent la Suisse. Plus de 150 millions de personnes vivent dans ces différents bassins et dépendent des eaux ayant leur origine dans la partie centrale des Alpes.
Le rôle de la neige
La neige est une composante essentielle du système hydrologique en montagne. Tout changement dans la quantité, la durée et le caractère saisonnier du manteau neigeux peut avoir des conséquences durables au niveau environnemental et économique [2]. Le moment de la fonte des neiges en montagne influence fortement le pic saisonnier des écoulements d’une rivière alpine. La fonte tardive qui perdure en haute montagne permet de maintenir un débit minimal même pendant les périodes chaudes et sèches de l’année.
Les régimes de température et d’humidité, fortement influencés par le climat, contrôlent le comportement de la neige et de la glace. En montagne, une hausse moyenne de 1 °C s’accompagne d’une élévation de l’altitude limite moyenne de la neige [3] d’environ 150 m. Beniston et al. ont montré [4] que la durée de la saison d’enneigement a eu tendance à diminuer depuis les années 1970 dans beaucoup de stations alpines, avec cependant une grande variabilité d’année en année. Ceci est particulièrement vrai pour les stations se situant en dessous d’une altitude d’environ 1 500 m, où les précipitations tombent plus souvent sous forme de pluie que sous forme de neige. En revanche à des altitudes supérieures à 2 500 m, une augmentation de la durée d’enneigement et de la profondeur du manteau neigeux a été constatée à certains endroits même dans les années 1990, décennie pendant laquelle la neige s’est pourtant faite rare à basse altitude pendant plusieurs saisons.
Les effets du climat
D’après les prédictions climatiques, des conditions hivernales moins froides associées à des précipitations plus importantes dans les Alpes contribueront à augmenter la quantité de neige à haute altitude. Elles auront pour corollaire une forte diminution de l’enneigement dans les régions de basse et moyenne altitude, là où les précipitations auront tendance à tomber sous forme de pluie. On pourrait également assister à plus d’évènements de pluie-sur-neige, y compris au milieu de l’hiver. Cela pourrait avoir pour conséquence des crues subites [5].
Le volume de neige est considéré comme un paramètre clé de la quantité d’eau qui s’écoule dans les bassins versants alpins. Celui-ci est défini comme le produit de l’épaisseur du manteau neigeux par la superficie du terrain enneigé. La figure 2 montre comment ce volume, mesuré à son maximum saisonnier, se répartit en fonction de l’altitude. En dessous de 2000 m, même si la superficie du territoire est plus importante, la quantité de neige accumulée est nettement moindre et le volume de neige est donc plus faible. À l’inverse, au-dessus de 2000 m, l’épaisseur est importante, mais le volume est plus faible car les zones concernées ont des superficies de plus en plus petites au fur et à mesure que l’on monte en altitude.
Selon de nombreux modèles climatiques, dans le cas où les températures minimales de l’hiver augmenteraient de 4 °C, on estime que la durée d’enneigement se réduirait de plus de 100 jours dans la tranche d’altitude entre 1 500 et 2 500 m d’altitude. L’augmentation des précipitations hivernales ne compenserait donc que très légèrement l’effet de la température sur l’enneigement. À basse altitude, l’augmentation des températures aurait pour conséquence la quasi-disparition de la neige pendant la plupart des hivers, alors que les changements à très haute altitude seraient minimes.
Quels impacts sur les glaciers ?
Le volume d’un glacier, qui se traduit par sa surface et son épaisseur, sont déterminés par l’équilibre entre l’accumulation de neige et la fonte du glacier. Si le climat change, cet équilibre sera modifié. Cela perturbera l’altitude de la ligne d’équilibre du glacier, l’altitude à laquelle accumulation et ablation sont en équilibre. Cela entraînera un changement dans l’épaisseur et l’avancement ou le retrait du glacier. La plupart des glaciers alpins à l’exception de ceux de très haute altitude (au-dessus de 3 500-4 000 m) présentent des températures de surface et internes très proches du point de congélation. Par conséquent, la moindre augmentation de la température au-dessus de ce seuil de 0 °C peut entraîner une réponse très marquée des glaciers.
Entre 1850 et 2000, les glaciers des Alpes européennes ont ainsi perdu entre 30 et 40 % de leur superficie et environ la moitié de leur volume [1]. Une constatation similaire a été faite sur de nombreux glaciers de montagnes de la planète, tant aux latitudes moyennes que sous les tropiques.
De nombreuses études [6][7] [8][9] sur le futur comportement des glaciers alpins ont été publiées. Que ce soit à partir de modèles empiriques ou de modèles plus détaillés de bilan d’énergie, leurs conclusions convergent : elles indiquent que 50 à 90 % des glaciers de montagne existants pourraient disparaître d’ici à 2100 selon l’ampleur du réchauffement climatique à venir [1]. Plus petit est le glacier, plus vite il réagira aux changements du climat. Pour la plupart des glaciers de montagne dans les régions tempérées du globe, les chercheurs établissent que l’altitude de la limite d’équilibre du glacier augmente fortement et linéairement avec la température. Inversement cette altitude décroît aussi linéairement lorsque les précipitations augmentent, alimentant mieux le glacier en altitude.
Partant de l’hypothèse d’un réchauffement de +3 °C d’ici la deuxième moitié du XXIe siècle, Maisch [10] a calculé pour plusieurs glaciers des Alpes suisses la future altitude de la ligne d’équilibre (soit le niveau de transition entre les zones d’ablation et d’accumulation de la glace). A l’aide d’images de synthèse et de technique de Systèmes d’Information Géographique (SIG), il a pu faire ressortir la morphologie future des glaciers, leur volume, et la position de leur langue frontale, comme dans le cas du glacier de la Tshierva (massif de la Bernina) au sud-est de la Suisse (figure 3).
Quelles conséquences sur les débits du Rhône alpin ?
Pour une rivière comme le Rhône, les écoulements et leur variabilité interannuelle sont influencés par l’évaporation, les précipitations, le stockage d’eau en réservoirs artificiels et les eaux de fonte de la neige et de la glace. Les précipitations tout au long de l’année, ainsi que les zones de fonte de la neige et de la glace entre les mois de mai et d’octobre contribuent pour l’essentiel aux écoulements dans la partie alpine du bassin du Rhône [11][12][13]. Par ailleurs, l’exploitation de l’énergie hydraulique module à certaines saisons et de manière parfois importante les débits dans le Rhône : l’eau est retenue, surtout pendant l’été et l’automne lors de la fonte des neiges et la fusion estivale des glaciers, et relâchée pour produire de l’électricité, en particulier pendant l’hiver lorsque la demande énergétique est à son maximum. Cette eau retenue par les barrages ne représente cependant qu’une petite fraction des quantités totales d’eau en jeu dans le bassin du Rhône.
Le manteau neigeux en montagne constitue une réserve d’eau beaucoup plus importante. Elle est retenue entre les mois de novembre et de mai, alors que l’évaporation atteint son maximum pendant les mois d’été. Puisque, dans le climat actuel, les précipitations sont relativement bien distribuées au cours de l’année, c’est la fonte du manteau neigeux qui influence le plus les débits au cours de l’année. Ce ruissellement de surface à la fin du printemps et pendant une partie de l’été est fonction de la quantité de neige accumulée en montagne pendant l’hiver précédent.
La figure 4 montre les débits mensuels moyens du Rhône pour les années de 1961 à 1990 ainsi que leur évolution selon deux scénarios de modifications du climat tirés des travaux du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’évolution du Climat (GIEC ou IPCC en anglais) : le scénario « A2 » (fortes émissions de gaz à effet de serre menant d’ici à 2100 à un réchauffement planétaire de 4 à 5 °C par rapport aux valeurs préindustrielles), et le scénario « B2 » correspondant à un réchauffement de 2 °C, considéré comme la limite à ne pas dépasser, préconisée lors de l’Accord COP-21 de Paris, 2015.
Cette figure montre que, pour la période de référence 1961-1990, le débit du Rhône est fortement influencé par la fonte du manteau neigeux entre le printemps et le milieu de l’été, alors qu’après cette fonte et pendant la période généralement la plus chaude et sèche de l’été (entre mi-juillet et début septembre), ce sont les écoulements liés à la fonte estivale des glaciers qui continuent à assurer des quantités d’eau conséquentes dans le Rhône.
Qu’en est-il des prévisions de débit selon les modifications climatiques ? D’ici à la fin du XXIe siècle, de profonds changements sont attendus dans les débits de la partie alpine du Rhône. En effet, les projections des modèles climatiques [14] laissent entrevoir pour les Alpes centrales un réchauffement atmosphérique en toutes saisons, mais un décalage saisonnier des régimes de précipitations, avec une augmentation de 10-20 % des précipitations hivernales et une diminution de 10-40 % des pluies estivales [9].
Selon le scénario retenu d’émissions de gaz à effet de serre, les débits maximaux pourraient se manifester deux à trois mois plus tôt dans l’année, à cause d’une fonte plus précoce du manteau neigeux, alors que la quantité d’eau maximale serait réduite car le volume total du manteau neigeux serait fortement restreint d’ici à 2100. Malgré la forte diminution des débits pendant l’été (avoisinant les 50 à 75 % par rapport à la courbe de référence 1961-1990), la figure 4 fait apparaître un léger pic d’écoulement au cœur de l’été. Ceci est dû aux pluies convectives qui se manifesteraient de temps à autre malgré la diminution probable des précipitations estivales globales. Mais on constate également [15][16] que même avec quelques fortes pluies en été, les régimes hydrologiques du Rhône seront nettement plus faibles qu’actuellement à cause de la quasi-disparition des glaciers alpins, ainsi que de la fonte plus précoce des neiges.
Étant donné que les glaciers risquent bien d’avoir presque totalement disparu d’ici la fin du siècle [1], il n’y aura plus cette réserve d’eau indispensable qui, dans le climat actuel, sert à éviter les étiages sévères. En situation de forte canicule et de déficits hydriques importants, comme en 2003, il est même possible qu’une rivière comme le Rhône se tarisse pendant une partie de l’été et de l’automne. Car, à l’inverse de ce qui s’est produit en 2003 en Europe occidentale et centrale, où une fonte accélérée des glaciers a maintenu un bon débit dans le Rhône malgré la chaleur et la sécheresse, les glaciers ne seraient plus là pour assurer ce relais. Les caractéristiques hydrologiques futures illustrées dans la figure 4 ne sont d’ailleurs pas sans rappeler celles que l’on observe d’ores et déjà dans les parties méditerranéennes des Alpes, comme les Alpes provençales ou les flancs italiens des massifs alpins.
Quels impacts environnementaux et économiques ?
Quelle que soit la nature du changement des caractéristiques hydrologiques de nombreux cours d’eau ayant leur source dans les Alpes suisses, les changements des régimes climatiques en montagne se répercuteront dans les régions peuplées de basse altitude. Celles-ci dépendent des ressources en eau provenant des Alpes pour leurs usages domestiques, agricoles, énergétiques et industriels. A titre d’exemple selon diverses études précitées, le Rhône, à son exutoire alpin dans le Lac Léman, pourrait voir ses débits hivernaux passer de 100 m³/s dans le climat de référence (période 1961-1990) à 200 m³/s d’ici à 2100, mais diminuer de 350 à 200 m³/s en plein été (voir figure 4).
A l’avenir, il sera important de reconnaître qu’une nouvelle gestion de l’eau ne se bornera pas à un simple ajustement aux modifications de l’environnement naturel. Elle devra aussi tenir compte des changements socio-économiques où l’utilisation de l’eau a tendance à augmenter et où des mutations économiques et politiques sont capables de modifier son allocation entre les différents acteurs économiques d’une région donnée. Ceux-ci seront tentés de rivaliser pour s’approprier une ressource se raréfiant à certaines périodes critiques de l’année [17][18] . Ces changements hydrologiques pourraient avoir des incidences sur certains secteurs-clé de l’économie alpine (voir le rapport final du projet européen « ACQWA » : www.acqwa.ch) en particulier le tourisme, l’agriculture et l’hydro-énergie [19] [20][21] :
La multiplication des hivers peu enneigés engendrera des problèmes économiques pour des stations de basse et de moyenne altitude (jusqu’aux alentours de 1 200-1 800 mètres d’altitude). Une diversification de l’offre touristique au-delà de l’industrie du ski s’avérera nécessaire pour la plupart des stations de montagne alpines.
Dans les régions où l’irrigation agricole est pratiquée (par exemple dans la Plaine du Rhône du Canton du Valais en Suisse, et dans le Sud de la France), la demande en eau pourrait dépasser les ressources lors d’étés caniculaires et très secs. En outre, l’agriculture de montagne est de plus en plus sous pression du fait de la production agricole à des prix plus concurrentiels dans les régions de plaine. Elle risque de forts préjudices si, en plus de ces pressions économiques, des événements extrêmes comme sécheresses ou crues venaient à augmenter. De nouvelles réglementations sur l’allocation de la ressource hydrique à différents usagers, l’installation de nouveaux réservoirs, et des améliorations techniques devront être mises en place.
Les grands barrages alpins seront affectés dès la deuxième moitié du XXIe siècle, par le fort retrait attendu des glaciers, les eaux de fonte ne remplissant plus autant les lacs de retenue qu’actuellement. De ce fait, les capacités de stockage pourraient être réduites, avec pour conséquence une diminution de la production hydroélectrique. Il en résultera des difficultés à répondre à une demande en électricité qui se décalera progressivement depuis l’hiver (demande de pointe énergétique) vers l’été, en raison des besoins en climatisation. Cela nécessitera de mettre en place une gestion optimale de l’eau dans le réseau interconnecté des grands barrages, ainsi que des mécanismes économiques permettant d’influencer l’offre et la demande. Ceci pourrait mettre en difficulté diverses stratégies tant Suisses qu’Européennes destinées à réduire la dépendance à l’énergie fossile afin d’accélérer la mise en œuvre de l’Accord de Paris sur le climat (COP21), signé en décembre 2015 et ratifié depuis par de nombreux pays. Le réseau électrique en serait également affecté non seulement dans les Alpes, là où le problème trouve son origine, mais aussi dans toute l’Europe.
Au-delà de ces secteurs clés, des changements dans l’occupation des sols ont généré depuis des décennies des changements dans l’offre et la demande en eau [22] par l’urbanisation croissante et de nouvelles affectations des terres réservées à l’agriculture. Ainsi, le rôle crucial de la forêt alpine, qui protège de l’érosion et contribue à la qualité des eaux de surface, pourrait également être menacé par une redistribution de la végétation alpine liée aux changements de régimes climatiques [23][24]. Si le couvert végétal et forestier devait devenir plus épars, le ruissellement de surface s’accélérerait, augmentant alors le risque d’érosion et la charge en sédiments dans les cours d’eau. Cela provoquerait des risques supplémentaires pour les infrastructures, comme les installations hydroélectriques situées en aval.
Enfin, en termes de risques naturels dans les Alpes, l’effet cumulé de précipitations intenses dans les régions de basse et moyenne altitude conduirait à de forts taux d’érosion des pentes. L’augmentation attendue de précipitations extrêmes devrait entraîner une augmentation de la fréquence et de la sévérité des crues [25]. Lorsque ces évènements se produisent à la fin de l’été, alors que les sols sont secs et ont de la difficulté à absorber des quantités importantes et subites d’eau en surface, de nombreux bassins versants réagissent en débordant. A d’autres moments de l’année, le potentiel d’inondation peut également augmenter lorsque les précipitations, associées à la fonte de la neige pendant l’hiver et le début du printemps, libèrent des quantités inhabituelles d’eau. Ce genre de situation a prévalu dans un proche passé, par exemple en février 1995 lorsque la fonte précoce du manteau neigeux dans les Alpes, associée à des pluies abondantes en Allemagne, ont mené à des crues tout au long du parcours du Rhin.
Article publié le 27 juin 2018 par L’Encyclopédie de l’environnement
A noter : ce texte se base sur de larges extraits du chapitre 8 du livre de Martin Beniston (« Changements climatiques et impacts : Du global au local », 2012), reproduits avec l’aimable autorisation des Presses Polytechniques et Universitaires Romandes à Lausanne, Suisse.
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