Depuis des millénaires, la mer Morte a fasciné et intrigué les habitants de la région, et plus récemment les voyageurs du monde entier. Nichée entre Israël, la Jordanie et la Cisjordanie, cette étendue d’eau hypersaline est non seulement l’un des points les plus bas de la surface terrestre, mais aussi un trésor géologique aux vertus curatives renommées. Au cours du xxe siècle, l’idée ambitieuse de revitaliser cette mer atypique a pris racine dans l’esprit des ingénieurs et des dirigeants locaux, avec le projet titanesque de la remplir en utilisant l’eau de la mer Rouge.
L’histoire de cette entreprise colossale remonte aux années 1960,
lorsque les premières discussions sérieuses ont eu lieu entre Israël
et la Jordanie sur la possibilité de restaurer la mer Morte, dont le niveau d’eau
commençait déjà à baisser en raison
du détournement des fleuves qui l’alimentent et de l’extraction de minéraux.
Au fil des décennies, différentes propositions ont été avancées. Le projet, souvent appelé «Canal de la mer Morte»
ou encore «Canal de la Paix», visait à
acheminer l’eau de la mer Rouge, située
à une centaine de kilomètres au sud de
la mer Morte, vers cette dernière. L’idée
initiale consistait à construire un canal
monumental pour transporter l’eau salée
depuis la côte de la mer Rouge, en passant
par le désert aride du Néguev en Israël
et la région montagneuse de la Jordanie.
Un chantier aux objectifs multiples: tout d’abord, il visait à rétablir le niveau d’eau de la mer Morte, stabilisant ainsi son écosystème unique et préservant un site d’importance écologique et touristique majeure pour la région. Par la suite, il a également été envisagé que le canal fournisse de l’eau douce et potable aux zones désertiques environnantes, ouvrant ainsi de nouvelles possibilités agricoles et économiques. Enfin, l’initiative était perçue comme un moyen de renforcer les liens entre Israël et la Jordanie à travers une entreprise commune aux retombées potentiellement bénéfiques pour les deux parties. Au-delà du défi technique qu’il constituait, le «Canal de la paix» incarnait des aspirations à la fois géopolitiques et environnementales, illustrant un rêve de coopération durable au Moyen-Orient. L’idée de relier la mer Rouge à la mer Morte par un canal a été évoquée pour la première fois en 1855 par l’écrivain britannique William Allen.
Dans son
ouvrage, The Dead Sea - A New Route
to India, l’auteur envisageait ce canal
comme alternative au canal de Suez,
qui tracerait une nouvelle route maritime vers l’Inde. Cependant, cette idée
resta dans l’ombre pendant plusieurs
décennies.
Au cours du xxe siècle, divers plans et
études furent successivement élaborés, souvent motivés par des préoccupations croissantes quant au déclin de
plus en plus rapide du niveau de la mer
Morte. Ces initiatives étaient généralement bilatérales, impliquant Israël et
la Jordanie, qui partageaient un intérêt direct dans la stabilité et le développement de la région. Les deux pays
ont évoqué pour la première fois le projet de manière officielle et conjointe à
l’occasion du Sommet de la Terre de
Johannesburg en 2002. Sommet lors
duquel le président français Jacques
Chirac avait par ailleurs formulé un
célèbre cri d’alarme, qui prend tout
son écho deux décennies plus tard:
«Notre maison brûle, et nous regardons
ailleurs».
En dépit des nombreux défis et
contraintes qu’il impliquait, le projet du canal a connu des développements prometteurs au cours des
années 2000, avec des études de faisabilité et des accords préliminaires entre
les pays concernés et d’autres acteurs
internationaux.
LE PROJET RSDSC : QUAND LE « CANAL DE LA PAIX » A PRESQUE FAILLI ABOUTIR
Inspiré d’un projet qui avait été envisagé pour connecter la mer Morte à la Méditerranée, le Red Sea-Dead Sea Conveyance study program (RSDSC) a été initié en 2005 dans la continuité des discussions engagées entre Israël et la Jordanie. Le RSDSC envisageait une connexion avec la mer Rouge, spécifiquement dans le golfe d’Aqaba: un projet d’envergure de 180 km de long, dont l’estimation des coûts atteignait 10 milliards de dollars au moment de son annonce, avant d’être progressivement revue à la baisse au fil du temps, pour atteindre «seulement» 1 milliard de dollars quelques années plus tard. Pour tenter de concrétiser cette démarche, en 2009, la Banque mondiale a financé une étude de faisabilité de 16 millions de dollars, réalisée par le cabinet d’ingénieurs français Coyne et Bellier. L’objectif était d’évaluer les multiples facettes du projet, et notamment d’arbitrer quelle serait la meilleure option entre un canal à ciel ouvert ou un canal souterrain.
Le RSDSC prévoyait initialement de transférer 2000 millions de mètres cubes d’eau par an de la mer Rouge à la mer Morte. Sur cette quantité, 1200 millions de mètres cubes seraient directement déversés dans la mer Morte, tandis que les 800 millions de mètres cubes restants seraient traités dans une usine de dessalement à grande échelle. L’une des caractéristiques les plus innovantes de ce projet était, grâce à un dénivelé de 417 mètres entre les deux mers, de pouvoir pour générer de l’énergie via une centrale électrique produisant entre 150 et 250 millions de watts, laquelle alimenterait notamment une usine de dessalement et d’autres infrastructures locales. De toute évidence, la réussite du projet RSDSC reposait sur une coopération stable entre les trois acteurs principaux de la région: Israël, l’Autorité Palestinienne et la Jordanie. Une entente essentielle, non seulement pour les modalités de construction et de partage des ressources mais aussi pour sécuriser le soutien financier et technique de partenaires internationaux, notamment la Banque mondiale. Le soutien continu des institutions financières internationales étant absolument nécessaire à la réussite de ce projet visionnaire.
Le projet RSDSC nourrissait alors des différents côtés l’espoir
d’une opportunité sans précédent pour
la région non seulement de résoudre
les problèmes écologiques liés à l’assèchement de la mer Morte mais aussi de
stimuler le développement économique
grâce à la création d’emplois et à l’amélioration des infrastructures.
Jusqu’au milieu des années 2010, le
projet de canal a continué de nourrir
de sérieux espoirs : dans le cadre d’un
accord tripartite signé en 2013 entre
Israéliens, Jordaniens et Palestiniens,
c’est finalement le projet d’un aqueduc partant de la mer Rouge, qui serait
entièrement construit sur le territoire jordanien, qui a été retenu. Cet accord
(qui revoyait à la baisse les objectifs
initiaux), prévoyait dans un premier
temps de pomper 300 millions de m3
d’eau de mer, de les dessaler dans une
usine dédiée au nord du port jordanien
d’Aqaba pour obtenir une eau potable qui
fait cruellement défaut dans la région,
et de transférer les saumures issues du
dessalement via un pipeline dans la mer
Morte, à 200 km au nord.
UNE COOPÉRATION RÉGIONALE TROP FRAGILE ET DES AMBITIONS DÉMESURÉES
Mais le chemin vers la réalisation du «Canal de la Paix» fut semé d’embûches : tout d’abord en raison de défis techniques immenses, nécessitant la construction d’un canal sur plus de 100 km à travers des zones désertiques arides et montagneuses. Mais aussi à cause d’un fort impact environnemental potentiel (notamment le mélange des écosystèmes aquatiques distincts des deux mers), qui suscitait des inquiétudes et des critiques de plus en plus vives de la part de différentes ONG. Politiquement, le projet nécessitait une coopération étroite et pérenne entre Israël, la Jordanie, et dans une certaine mesure les autorités palestiniennes; des partenaires aux relations historiquement volatiles.
Comme beaucoup le craignaient,
les tensions politiques régionales, les
conflits territoriaux et les changements
de gouvernements successifs ont immanquablement freiné sa progression.
La complexité du tracé, qui devait être
géopolitiquement acceptable et réaliste
pour toutes les parties concernées, a
enfin ajouté une difficulté supplémentaire à ce projet déjà techniquement
exigeant. La construction d’un canal
de cette envergure à travers des paysages aussi variés et hostiles présentait des défis techniques considérables,
notamment en termes d’ingénierie
hydraulique.
LE PROJET OFFICIELLEMENT À L’ARRÊT DEPUIS 2021
Plusieurs fois modifié, repensé, retardé, ou suspendu au gré des évènements qui surviennent dans la zone depuis plusieurs décennies, le «Canal de paix» a finalement connu un coup d’arrêt soudain mais que tous redoutaient: le ministre jordanien de l’Irrigation, Mohammad al-Najjar, a officialisé l’abandon du projet le 15 juin 2021, déclarant: «Nos besoins immédiats prennent le dessus et nous n’avons pas réussi à finaliser un accord pour le projet de canal entre la mer Rouge et la mer Morte». Malgré les efforts déployés par diverses parties prenantes pour faire avancer le projet, il est devenu de plus en plus évident qu’il serait relégué aux pages de l’histoire des grands projets avortés.
Bien que l’idée de revitaliser la mer
Morte demeure toujours d’actualité, de
nouvelles approches plus modestes et
durables ont été envisagées, mettant
l’accent sur la conservation, la gestion
des ressources en eau et la coopération
régionale sur des actions plus ciblées
pour préserver les écosystèmes.
En dépit de cet échec, le «Canal de la
mer Morte» restera donc un exemple
fascinant de l’audace humaine et des
défis inhérents à la réalisation de grands
projets d’ingénierie et de développement, et aura suscité un réel espoir de
coopération régionale et de développement durable. Le bilan de cette initiative
pourrait se révéler crucial et riche en
enseignements pour les futurs projets
liés à la gestion de l’eau et à la coopération internationale dans des régions
arides similaires. Et à l’échelle locale,
bien que son histoire se soit terminée
sans la concrétisation de ses objectifs, le
«Canal de la mer Morte» ne manquera
pas d’inspirer les discussions et des initiatives visant à préserver et à protéger
l’un des trésors naturels uniques de la
planète.