Surnommé le “Solitaire Turquoise” par la population azéri locale, le lac d’Ourmia, en Iran, est devenu un enjeu écologique majeur. Autrefois lieu de villégiature favori des populations de la région et des pays limitrophes, ce lac très particulier est depuis plusieurs années menacé de disparition, sous l’action conjuguée du climat et de l’activité humaine. Aujourd’hui, l’horloge tourne et l’urgence se fait sentir.
Situé dans un bassin endoréique, l’Ourmia ne dispose pas d’exutoire, ce qui signifie que son niveau d’eau est à même de fluctuer fortement en fonction des saisons, de l’évaporation et de l’apport de ses affluents permanents. Ceux-ci sont au nombre de 13, avec notamment la Talkheh, qui drainent les ruissellements d’une zone impressionnante de 52.000 km². Bien que ses eaux salées empêchent une grande partie de la vie animale de se développer, le lac est un chaînon majeur de l’écosystème local, notamment car l’espèce de petit crustacé qu’il abrite - artemia salina - sert de nourriture aux oiseaux migrateurs. On en dénombre ainsi une importante variété (près de 200 espèces), parmi lesquelles flamants roses, pélicans, spatules, ou encore goélands. L’Ourmia est d’ailleurs considéré comme un site “Ramsar”, du nom de la Convention de 1971 visant à préserver les zones humides, notamment celles assurant la pérénité des oiseaux d’eau. L’UNESCO l’a également intégré dans ses réserves de biosphère, symbole du caractère crucial de cette étendue d’eau. La 2ème plus grande réserve d’eau d’Iran - après la Mer Caspienne - est évidemment un enjeu vital pour les populations humaines locales, car ce ne sont pas moins de 6 millions d’habitants qui résident dans le bassin du lac d’Ourmia, et qui vivent en grande partie de l’agriculture.
Un assèchement fulgurant
Ce réservoir de biodiversité est aujourd’hui menacé. Même si le lac a toujours connu des périodes de fluctuation de niveau liées aux saisons, sur des cycles plus ou moins longs, depuis 1995, l’Ourmia connait un assèchement rapide. Alors que dans son état normal la surface du lac oscille entre 5.200 et 6.000 km², d’après le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), celle-ci a été réduite à 2.366 km² en août 2011, atteignant même une étendue catastrophique de 700 km² en 2013. On estime ainsi que de 1995 à 2018, la surface du lac a purement et simplement été divisée par 10, tandis que son niveau a baissé de 8 mètres de 1995 à 2015. Conséquence directe : la concentration du sel dans l’eau atteint des niveaux particulièrement dangereux. D’ordinaire, la période printanière dans la région fait fondre les neiges des montagnes environnantes et, additionnées aux précipitations, le lac connait un apport en eau douce qui permet de tenir les niveaux de sel à un niveau acceptable. Or, ces apports ont baissé inexorablement, faisant ainsi passer le taux de sel dans l’eau au-delà du seuil fatidique des 30 %, critique pour la vie sous-marine. Cette tendance a connu une illustration marquante entre le 23 avril et le 18 juillet 2016, période pendant laquelle la couleur du lac est passée du vert… au rouge, comme l’attestent des photos prises par un satellite de la Nasa. En effet, cette nouvelle donne dans l’écosystème de l’Ourmia a entraîné un changement de l’algue Dunaliella, habituellement verte mais qui devient rouge en cas de forte salinité et exposition au soleil.
Un péril pour l’écosystème… et les populations locales
Les conséquences ne se sont pas fait attendre depuis le début de l’asséchement du lac. Les oiseaux migrateurs se sont considérablement raréfiés du fait de la baisse des réserves de nourriture (le taux de sel ayant sapé la biodiversité locale). Le recul de la surface a donné naissance un véritable désert de sel et de poussière, rendant les terres stériles, contaminant les puits et les nappes phréatiques. Pire encore, ce sont ainsi plusieurs millions de tonnes de sel qui se sont retrouvées à l’air libre, engendrant des tempêtes de sel touchant les populations environnantes, détruisant les terres agricoles et pouvant engendrer sur le long terme de lourdes conséquences économiques (chômage grandissant dans le corps agricole) et sanitaires (cancers, problèmes respiratoires, hypertension artérielle, ...). Au niveau social également, l’assèchement du lac a cristallisé les tensions dans une région déjà marquée historiquement par les revendications de la communauté azéri, avec notamment des manifestations en 2011 contre la menace de disparition de l’étendue d’eau et l’inaction du gouvernement. Symbole de la relative indifférence du pouvoir, la société d’ingénierie Khatam al-Anbia, liée aux Gardiens de la Révolution, a entrepris l’exploitation de la silice, du lithium, et du magnésium présents dans ce désert, matériaux notamment exploités pour l’industrie nucléaire. Enfin, alors que le lac attirait massivement les touristes, l’endroit est à présent délaissé, des pédalos abandonnés et des épaves de bateau témoignant d’une époque aujourd’hui presque révolue.
Une exploitation humaine déraisonnée
Si le réchauffement climatique joue un rôle évident dans ce phénomène, notamment par l’augmentation des températures et la raréfaction des pluies, les études menées ont révélé que seuls 5 à 15 % de cette tendance étaient dus à ces causes. Pour en comprendre les raisons réelles, il convient de se tourner, une fois de plus, vers l’activité humaine. Dès les années 1970, le Shah d’Iran désire moderniser la région et favoriser son industrialisation, lançant la construction de barrages afin d’exploiter les affluents du lac pour alimenter les villes/usines en électricité. Bien que ces projets connaissent un coup d’arrêt lors du conflit Iran/Irak dans les années 1980, la nouvelle République Islamique issue de la Révolution de 1979 a repris ces travaux au début des années 1990 et surtout favorisé l’agriculture auprès de la population locale, afin de susciter l’adhésion des campagnes au nouveau régime. Conséquence de cette politique gouvernementale, les paysans se tournent vers des cultures plus rémunératrices mais très gourmandes en eau (vergers, betteraves, tournesols, blé, ...) au détriment des vignes par exemple. Ainsi, la part des vergers passe de 16 à 30 % entre 1994 et 2006. Cette course vers l’avant amène les agriculteurs à multiplier les puits illégaux (64.400 puits en 2002, 107.000 en 2012), ainsi qu’à installer leurs pompes directement dans les rivières qui alimentent le lac. Exemple concret : la rivière Aji Chai voit son apport d’eau vers le lac d’Ourmia diminuer de 70 %. De plus, alors que les températures avoisinent les 40 °C, beaucoup d’agriculteurs arrosent leurs récoltes, engendrant un gâchis d’eau considérable. Ainsi, en 2017, 70 % de l’eau renouvelable locale est consommée, 89 % des ressources en eau sont absorbées par l’agriculture, qui ne représente pourtant que 15 % du PIB national. Dans un pays dont la population a doublé depuis la Révolution et où la consommation d’eau par habitant est parfois deux fois supérieure à certains pays européens, le lac d’Ourmia a payé le prix fort de cette utilisation déraisonnée des ressources hydriques. La finalisation en 2008 d’un pont-digue coupant le lac en deux, afin de rallier plus rapidement les deux grandes villes locales que sont Tabriz et Ourmia, n’a évidemment rien arrangé…
Et si le lac survivait ?
Pour autant, un vent d’espoir naît depuis quelques années, alors que des signes de ralentissement voire d’arrêt de l’assèchement semblent être constatés. La surface du lac a ainsi été évalué à 2.300 km² fin 2017 par le PNUE, tandis que depuis 2016 les flamants roses reviennent par milliers. En effet, le nouveau président Iranien Hassan Rohani a mis le lac au cœur de sa campagne de 2013, promettant d’important investissements pour la préservation du lac. Un comité national est ainsi fondé et 4 millions d’euros sont investis. L’ONU et des pays étrangers comme le Japon entament des coopérations avec l’Iran pour aider au développement d’initiatives tant scientifiques que socio-économiques. Afin de conscrire l’avancée du désert, des plantations halophytes sont instaurées aux abords du lac, et d’importantes campagnes de sensibilisation à la rareté de l’eau sont entreprises. L’un des plus grands défis réside dans le changement des mentalités en termes de pratiques agricoles, car bien des paysans sont encore réfractaires aux nouvelles méthodes. Faire abandonner l’irrigation massive au profit du goutte à goutte constituerait déjà une avancée significative. La création de coopératives agricoles aux méthodes moins gourmandes en eau est également encouragée, de même que les cultures moins consommatrices comme les oliviers et les crocus à safran. Hélas, selon des spécialistes, des décennies seront nécessaires à ces actions pour être efficaces. Une chose semble certaine, la clef de la pérennité du lac passera par la reconstitution d’un niveau plus convenable, afin de permettre à la biodiversité de se développer à nouveau. Il faudrait pour ce faire qu’une grande partie des prélèvements d’eau opérés par l’activité humaine soient redirigée vers le lac, ce qui ne sera guère aisé. Autre projet d’envergure : la construction d’un canal depuis la Mer Caspienne pour acheminer de l’eau vers le lac, mais les problématiques logistiques et le coût constituent des obstacles majeurs et risquent de retarder son aboutissement. Enfin, solliciter les ressources en eaux issues des bassins versants voisins nécessiterait un vaste programme d’arbitrage et de redistribution entre les populations, ce qui s’avérerait sans doute délicat. Le vent du changement se fait sentir, mais la survie du lac dépendra de sa promptitude.