L’eau potable, lors de sa distribution à travers les canalisations formant le réseau, peut subir des modifications qui peuvent provoquer des dégradations de ses paramètres biologiques ou physico-chimiques (Mouchet et al. 1992, Levi et al. 1994). Parmi les nombreuses causes d’évolution de la qualité de l'eau distribuée, les phénomènes biologiques sont certainement les plus étudiés, mais également les plus sur-
[Photo]
[Photo : Phénomènes pris en compte par le modèle]
[Photo : représentation du couplage avec Piccolo et du fonctionnement du modèle]
Ils sont surveillés en raison des risques à court terme vis-à-vis de la santé publique. Si les numérations élevées en germes hétérotrophes ne constituent pas obligatoirement un risque sanitaire, elles sont le signe d'un réseau susceptible de désordres biologiques pouvant, par exemple, protéger des espèces pathogènes (LeChevallier 1990, Payment et al. 1991). De plus, l’évolution de la biomasse en réseau concerne aussi d'autres aspects de la qualité de l'eau distribuée, comme les goûts et odeurs, le développement de macro-invertébrés (Mouchet et Pourriot 1992, Levy 1990), l'apparition de couleur et de turbidité et l'apparition de phénomènes de biocorrosion (Guezennec 1992).
Une gestion qualitative des réseaux de distribution est donc indispensable pour préserver au produit fabriqué la qualité la plus constante possible jusqu’aux points les plus éloignés de la distribution. Dans ce but, il est primordial de comprendre, décrire et modéliser les différents phénomènes conduisant à une évolution de la qualité de l’eau en distribution pour caractériser les conditions favorables à cette dégradation afin d’optimiser l’efficacité des filières de traitement et la gestion du réseau.
Cependant, l'étude et la modélisation de ces phénomènes ne sont possibles qu’après une définition, la plus précise possible, du comportement hydraulique du réseau caractérisant son fonctionnement. Dans ce but, Safege a développé le logiciel Piccolo de calculs hydrauliques en réseau (Bos et Jarrige 1989, Jarrige et al. 1996). Celui-ci permet, après un calage préliminaire, de connaître avec rapidité et précision les temps de séjour, les sens d’écoulement, les vitesses, les mélanges d’eau et les pressions en tout point du réseau.
Couplés à ce logiciel de calculs hydrauliques, des modules « qualité » ont été développés par le Centre de recherche du groupe Lyonnaise des Eaux (CIRSEE). Ces modules permettent de prédire l’évolution du résiduel de chlore, ainsi que la propagation d’un micropolluant (Wable et al. 1991). La suite logique de ce travail est constituée par l’obtention d’un outil capable de prédire l’évolution de la croissance bactérienne en réseau et la localisation des zones où les risques de prolifération biologiques sont les plus importants, en fonction des caractéristiques de l’eau d’entrée et de la géométrie du système de distribution.
Principes du modèle
Les nombreux travaux réalisés sur la prolifération bactérienne dans les réseaux de distribution mettent en évidence l’importance de l’activité des biomasses fixées, souvent improprement appelée « biofilm », car leur répartition n’est pas homogène à la surface interne des canalisations (Ridgway et Olson 1981, LeChevallier et al. 1987). Ainsi, l’augmentation de la biomasse libre résulte de l’activité de la flore fixée qui, par croissance et arrachement sous l’incidence des conditions hydrauliques, vient grossir le nombre des bactéries en suspension au fil du réseau (Van der Wende et al. 1989).
Les phénomènes pris en compte par le modèle (Dukan et al. 1996) sont :
- - évolution de la fraction biodégradable de la matière organique (Carbone Organique Dissous Biodégradable : C.O.D.B.) consommée pour la croissance des biomasses libres et fixées ;
- - relargage de matières organiques biodégradables par les bactéries mortes libres et fixées ;
- - mortalité « naturelle » des bactéries par sénescence ou par prédation par les protozoaires ;
- - mortalité induite par la présence du chlore comme agent désinfectant, avec une différenciation entre l’action sur la biomasse libre et sur la biomasse fixée et les différentes formes du chlore en solution ;
- - influence de la température sur l’activité ;
- - déposition et décrochement des bactéries à la surface des canalisations sous l’influence des conditions hydrauliques ;
- - cinétique de décroissance du chlore sous l’influence de la température et du pH.
Couplage du modèle à Piccolo
Un couplage de ce modèle de croissance bactérienne a été réalisé avec le logiciel de calculs hydrauliques en réseau Piccolo (Piriou et al. 1996).
Les différents éléments exportés de Piccolo sont les suivants :
- - le temps de séjour ;
- - le sens d’écoulement ;
- - le diamètre des conduites, qui permet le calcul du rapport surface/volume pour la prise en compte des phénomènes à la paroi ;
- - la vitesse d’écoulement, qui permet la prise en compte de l’influence des forces de cisaillement.
À partir de ces informations, le module « qualité bactériologique » calcule les dénombrements en germes hétérotrophes en chaque nœud et sur chaque arc du réseau.
[Photo : Figure 3 – Localisation des points de prélèvements et répartition des diamètres sur un sous-réseau de la ville de Marseille]
[Photo : Figure 4 – Résultats sur le sous-réseau de Marseille : comparaison valeurs simulées/valeurs mesurées]
ainsi que le résiduel de CODB à partir des caractéristiques de l'eau entrante, en tenant compte du résiduel de chlore sur le réseau obtenu par le module « qualité chlore ».
Installé sur un ordinateur type PC, le module utilise l'interface graphique de Piccolo et offre une visualisation aisée, par code de couleurs, de la répartition des numérations bactériennes sur l'ensemble du réseau.
Application du modèle sur réseaux
La validation du modèle sur réseaux nécessite de réaliser des campagnes de prélèvements sur sites et de disposer d'une modélisation hydraulique des réseaux choisis.
Description des réseaux étudiés
Le calage du modèle a été réalisé sur deux réseaux qui se différencient par leurs tailles et leurs complexités : un sous-réseau de la ville de Marseille et le réseau de la ville de Cholet.
Étude d'une partie du réseau de la ville de Marseille :
Ce sous-réseau dessert les quartiers Est de la ville de Marseille. Il est lié à l'une des trois usines qui alimentent la ville : l'usine de St Barnabé dont la production de 1 m³/s représente environ 1/5 de la consommation totale sur la ville. Celui-ci est constitué de 910 arcs, 40 nœuds et 7 réservoirs. Deux modèles hydrauliques, calés en dynamique pour la période hivernale et la période estivale, ont été réalisés par les services de la Société des Eaux de Marseille, afin de pouvoir disposer des données hydrauliques correspondantes aux différentes campagnes.
Cinq campagnes de prélèvements, réparties sur l'ensemble de l'année, ont été réalisées sur quinze points d'échantillonnage (Fig. 3).
Étude du réseau de la ville de Cholet :
La ressource principale en eau de la région de Cholet est constituée par les eaux des barrages du Moulin de Ribou et du Verdon. L'usine du Moulin de Ribou produit la quasi-totalité de l'eau potable consommée par la ville de Cholet (60 000 habitants), avec une capacité de production d'environ 30 000 m³/jour. L'eau produite est refoulée dans deux réservoirs principaux qui assurent l'alimentation du réseau. Le réseau est constitué d'environ 250 km de canalisation. Celui-ci est constitué de 2150 nœuds, 1990 nœuds et 3 réservoirs. Un modèle hydraulique, calé en dynamique, a été réalisé par les services de Lyonnaise des Eaux à Cholet. Afin de pouvoir disposer des données hydrauliques associées aux différentes campagnes d'échantillonnage, des ajustements du modèle hydraulique ont été réalisés à partir des enregistrements de production et de niveaux des réservoirs correspondant aux périodes de prélèvements. Sept campagnes de prélèvements, réparties au cours de l'année, ont été réalisées sur une quinzaine de points d'échantillonnage.
Échantillonnage sur sites
Les points d'échantillonnage sont choisis pour assurer une bonne couverture géographique de la zone étudiée, tout en tenant compte de la répartition des diamètres et des temps de séjour rencontrés sur le réseau. Les prélèvements sont réalisés à partir de poteaux d'incendie, sur lesquels sont adaptés un système d'échantillonnage. Le poteau d'incendie est ouvert à environ 5 m³/h et le prélèvement est réalisé après 5 minutes d'écoulement.
Pour chacun des échantillons, les paramètres suivants ont été mesurés :
- la température, le pH, le chlore libre et le chlore total ;
- le Carbone Organique Total (COT) et le Carbone Organique Dissous Biodégradable (CODB) suivant la méthode mise au point par Lévi et Joret (1990) ;
- les dénombrements, par microscopie en épifluorescence, de la flore libre totale par coloration à l'acridine orange ou DAPI et de la flore libre respirante par coloration à INT ou au CTC.
Résultats des validations sur sites
Pour le réseau de Marseille, la disparition rapide du chlore et le faible résiduel en entrée (0,1 ppm) conduisent à une quasi absence de chlore sur cette portion du réseau. La figure 4 présente les résultats de deux campagnes de prélèvements en comparant les valeurs des dénombrements en épifluorescence mesurés sur site et ceux obtenus par simulation. La corrélation avec un r² de 0,795 (n = 15) est obtenue, ce qui pour des analyses microbiologiques, confirme la validité du modèle.
Pour le réseau de Cholet, le résiduel de chlore en entrée de réseau est plus fort qu'à Marseille et peut atteindre 0,8 à 1 ppm en période estivale. Cependant, la répartition
[Photo : Répartition du résiduel de chlore sur le réseau de la ville de Cholet (simulation et calage)]
du chlore sur le réseau est très inégale, comme l’illustre la figure 5. Associée à cette répartition du chlore, la figure 6 présente l’évolution des germes totaux au fil du réseau, obtenus par simulation grâce à Piccobio. De même que précédemment, une bonne corrélation (r² = 0,84, n = 12) entre les numérations réalisées sur site et celles obtenues par simulation est à nouveau constatée (Fig. 6).
[Photo : Calage bactériologique sur le réseau de Cholet : comparaison valeurs simulées/valeurs mesurées]
Sur ce même réseau, des simulations ont été réalisées pour évaluer l'influence de la température et de la concentration en Carbone Organique Dissous Biodégradable (C.O.D.B.) de l'eau en entrée de réseau. La figure 7 montre l’évolution des dénombrements bactériens pour deux points du réseau (A) et (B), suite à une modification de ces paramètres. Ainsi, pour le point (A), ayant un temps de séjour de 24 h par rapport à l’usine, une élévation de la concentration en nutriments (CODB) induit une plus forte activité bactérienne qui se traduit par une augmentation des dénombrements en germes totaux. Ces phénomènes sont surtout notables au-dessus d'une concentration en CODB de l'ordre de 0,2 ppm, seuil de stabilité bactériologique souvent repris dans la littérature (Joret et Lévi 1990, Servais et al. 1992). De même, une élévation de la température de l’eau se traduit par une augmentation des dénombrements en germes totaux, conséquence d'une activité bactérienne plus intense. Un seuil de stabilité bactériologique autour de 15 °C peut être mis en évidence et est en accord avec les données de la littérature (Fransolet et al. 1985).
[Photo : Influence de la température et de la concentration en CODB de l'eau sur l'évolution de la flore bactérienne pour deux points du réseau de Cholet : A et B]
Ces différentes simulations permettent d'illustrer les possibilités du logiciel à tester différentes hypothèses de fonctionnement du réseau ou de qualité de l'eau et confirme l'importance d’un tel outil pour la gestion de la qualité microbiologique en réseaux de distribution d’eau potable.
Conclusion
En complément du modèle hydraulique Piccolo et de son module de prédiction de la décroissance du chlore, le modèle Piccobio, prédictif des croissances bactériennes en réseau de distribution, est un outil indispensable pour permettre aux exploitants de mieux gérer la qualité bactériologique de l’eau distribuée.
Le calage du modèle à partir des données obtenues sur sites a montré sa validité et sa pertinence comme outil de gestion de la qualité bactériologique en réseau. Par ses possibilités de simulation et de visualisation des numérations bactériennes à l’échelle d’un réseau, cet outil permet à l’exploitant de répondre aux questions suivantes :
- - Quelles sont les conditions qui favorisent les risques microbiologiques dans le réseau ;
- - Où se localisent les zones à surveiller ;
- - Quelle dose de chlore appliquer et où mettre en place une rechloration ;
- - Comment établir une stratégie d’auto-surveillance pertinente ;
- - Comment définir a priori l’incidence sur le réseau de modifications d'une filière de traitement et/ou de conditions de fonctionnement du réseau.