Entretien avec Muriel Floriat, responsable Pôle Eau d’Amorce et Nicolas Condom, président d’Ecofilae
L’Eau, l’industrie, les nuisances : Le
règlement sur la réutilisation de l’eau a été publié au Journal officiel de
l'Union européenne le 5 juin dernier. Les États membres disposeront d'un délai
de mise en conformité de trois ans pour leurs installations, soit en 2023. Vous
félicitez-vous de ce nouveau texte ?
Muriel Floriat : Ce règlement était en gestation
depuis 2018 et attendu, car l’incertitude réglementaire n’est jamais favorable
à l’émergence de projet. Il est le résultat d’un consensus entre les
différentes approches des pays membres, fortement inspiré de la règlementation
italienne et est donc perçu comme un compromis. Si l’on peut espérer qu’il soit
incitatif pour les porteurs de projets sur le périmètre qu’il couvre, c’est-à-dire
l’irrigation, on peut toutefois regretter qu’il n’apporte des éléments que sur la
partie qui était déja la plus cadrée au niveau de la France et qu’il ne propose
finalement rien pour faciliter l’émergence d’autres projets, multi-usages.
En
effet, la commission européenne s’est positionnée sur le volet irrigation, car
il impacte le marché unique des denrées alimentaires, mais d’un point de vue de
la ressource en eau ce sont les projets multi-usages conçus à l’échelle du territoire
qui doivent être encouragés.
En
tant qu’association de collectivités engagées dans la transition écologique, nous
attendons donc beaucoup de l’arrêté national prévu pour 2021 dans le cadre de
la loi Anti-gaspillage pour une économie circulaire qui doit clarifier la
réutilisation des eaux non conventionnelles et sommes prêts à y contribuer.
Nicolas Condom : Ecofilae est un cabinet de
conseil indépendant et innovant spécialisé dans les projets de réutilisation
des eaux usées. Nous nous positionnons comme un tiers de confiance, un
intermédiaire entre les porteurs de projets sur le terrain et
les institutions ou organes consultatifs. A ce titre, j’ai fait partie du
groupe de travail qui a permis d’élaborer cette réglementation.
La
mise en place d’un cadre réglementaire sur une thématique aussi complexe,
nouvelle et qui peut faire peur, est un élément résolument positif. Le
règlement met l’accent sur l’évaluation des risques des projets sanitaires,
environnementaux et sur le rapport couts/opportunités, ce qui est très bien.
Ce
qui est plus douteux, ce sont les valeurs de qualité retenues dans le règlement
qui sont extrêmement élevées et qui aboutiraient à la production d’eaux usées
traitées de qualité très souvent supérieure, nous le constatons sur de nombreux
projets en France, à la qualité des eaux de surface. Dans ce contexte, un
soupçon subsiste : que cette réglementation privilégie l’aléa au risque.
En
faisant le choix du règlement, qui est un acte juridique de portée
générale, obligatoire dans toutes ses dispositions, la commission a sans
doute une visée politique. La commission répond à une stratégie plus globale
transpays sur la production agricole et sécurisation alimentaire. Il faudra
donc vérifier que cette réglementation a permis d’accélérer le mouvement des
projets ou a contrario en a tués en leur faisant perdre leur rentabilité . Et
si c’est le cas, le dire pour rectifier le tir !
En
outre, la règlementation européenne est partielle parce qu’elle ne porte que
sur l’irrigation agricole et ne considère que les EUT urbaines (pas les autres
eaux non conventionnelles comme les eaux industrielles, les eaux d’exhaures).
Les projets sur les terrains, les plus rentables et les plus ambitieux sont des
projets multi-usages. Mais ce n’est pas du ressort de l’Europe, en effet. Les
pays et la France en premier lieu saisissent l’occasion de ce règlement et
s’organisent pour développer un corpus que l’on peut souhaiter beaucoup plus
complet couvrant les usages des territoires (usages urbaines, recharge de
nappe, eau potable).
EIN : Les ambitions de tripler le recours à la réutilisation des eaux usées traitées en France, soit à
moins de 2 %, ne limitent-t-elles pas la portée de la mesure ?
M.F : En effet, le chiffre n’est pas très
ambitieux dans l’absolu et l’accélération de la filière de la réutilisation des
eaux usées traitées en France est un vœu pieux pour le moment, un an après ces
annonces.
Un
groupe de travail a été lancé en mai 2020 par le MTES qui vise à identifier les
freins au développement des projets des eaux usées traitées et plus largement
des eaux non conventionnelles, et à les lever en construisant un cadre permettant
de concrétiser des projets jugés pertinents.
Nous
nous activons dans ce GT à mettre en avant les expériences déjà existantes et
les souhaits des collectivités de dépasser l’usage essentiellement agricole encadré
par le règlement européen. Les eaux usées traitées pour des usages de services
comme le curage des réseaux d’assainissement ou les nettoyages de flottes de
véhicules, constituent des leviers d’économie et de substitution dans les
territoires. Sur cette question, d’autres ministères sont impliqués (l’économie,
l’agriculture et la santé) et nous devons les convaincre des belles marges de
progression qui existent pour les territoires d’un point de vue environnemental
global.
N.C : Selon nos estimations, la reuse c’est 0,5%. Nous
travaillons sur une trentaine de projets en France et si nous ciblons un taux
de 1.5 %, qui se situe en dessous de la moyenne mondiale, nous y serons
largement ! Il faut être beaucoup plus ambitieux. Il y a une dynamique en
France qui nous offre l’occasion de pousser les solutions alternatives à l’eau
potable. Le ministère de la Transition écologique et solidaire s’est positionné
au bon moment pour présenter les axes d’actions sur la gestion quantitative de
l’eau pour anticiper les situations de tension hydrique d’ici la fin de l’été.
Il y a le cadre des Assises de l’eau, la loi sur l’économie circulaire…. Nous
n’avons pas besoin du règlement européen pour augmenter les volumes.
C’est le moment de faire preuve d’imagination et de collectif. On a une grande intelligence en France et on dispose de tous les outils et des compétences pour donner de l’ampleur à cette réglementation en faveur du multi-usages.
EIN : A contrario, la réutilisation des eaux
usées traitées ne risque-t-elle pas de favoriser des productions intensives vs
des productions plus économes en eau ?
M.F : Chez
AMORCE, nous insistons sur la nécessité d’inscrire les projets de réutilisation des eaux usées
traitées dans une réflexion
globale besoins /ressources d’un territoire, en intégrant la question
des économies d’eau, pour éviter la
mal-adaptation. C’est dans cette logique de développement
cohérent entre la quantité de ressources en eaux disponible et la volonté de
développement d’un territoire que le processus de décision doit
intervenir. Notre position n’est pas forcément d’encourager la
réutilisation des eaux usées traitées partout mais plutôt d’encourager les
territoires à inclure ce volume d’eau potentiel dans leur réflexion pour concilier
les enjeux de préservation du milieu et de développement économique. Ce sujet a
d’ailleurs été au cœur de notre e-colloque du 11 juin « Eau et
changement climatique : quelles stratégies territoriales face aux épisodes de
sécheresse et aux tensions quantitatives sur la ressource en eau ? »(1).
N.C : Si la
question est : Cet accès aux eaux non conventionnelles
serait-il perçu par certains comme une ressource « open bar » ? , je
pense que le débat productions intensives vs des productions plus économes en
eau ne correspond plus à l’enjeu actuel des déficits
hydriques fréquents.
Les eaux des stations d’épuration sont des sources
potentielles qui deviennent des ressources réutilisables en cascade si on
leur a attribué des multi-usages (l’irrigation
de parcelles agricoles, un golf, un jardin partagé, la recharge d’une zone
humide ou d’une rivière…). Ces boucles vont démontrer sur des indicateurs
économiques, sociétaux, écologiques qu’un projet multi-usages crée de la valeur
actualisée et qu’il offre une rentabilité financière supérieure dans la mesure
ou le partage de la ressource se fait largement. Ces projets portent sur les
installations centralisées mais il faut aussi favoriser le décentraliser (bâtiments,
quartiers durables). A toutes les échelles là où c’est pertinent, on doit s’y
mettre ! La valeur crée collectivement n’en sera que plus forte.
EIN : L’approche décentralisée de la
réutilisation des eaux usées traitées pose la question des coûts engendrés par
des traitements robustes pour obtenir la qualité d’eau adaptés aux usages et
aux milieux. Quelles solutions pour les petites/moyennes steu ?
N.C : C’est bien là le problème ! Le règlement
européen s’impose avec des normes sanitaires supérieures aux normes de qualité
françaises sur lesquelles nous étions fixés. Le risque est donc élevé que le
règlement aboutisse à favoriser des technologies de traitement coûteuses au
détriment de technologies émergentes, de phytotechnologies par exemple à
l’instar du filtre planté de roseaux que l’on expérimente dans le cadre du
projet pilote Rur’Eaux( 2) sur des stations de 2500 EHB.
M.F : Il est
vrai que le règlement européen s’est inspiré de pays qui réutilisent l’eau usée
traitée et dont l’assainissement est plus centralisé qu’en France: on ne peut
pas se contenter de calquer une partie d’un modèle et il faut aussi l’adapter à
notre contexte. D’autant que le ministère donne l’impression de vouloir
uniformiser les réglementations à terme. Il est donc possible, que finalement
le règlement européen inspire le cadre des autres usages.
Il y a des recherches très intéressantes qui sont
menées par Inrae sur la production d’eaux usées traitées par les petites
stations rurales, avec un poids financier et énergique adapté. En effet, pour
un bilan environnemental positif, le paramètre énergétique doit aussi être
intégré.
Il nous semble que le développement de projets multi-usages
corrige en partie l’enjeu de la taille critique et offrent des possibilités aux
stations intermédiaires à petites.
EIN : Dans le contexte de crise sanitaire
provoquée par le Covid-19, comment envisagez-vous l’acceptation sociale de la
REUT aux fins d’irrigation ?
M.F : Vis-à-vis
du virus en tant que tel, le SARS-Cov2 n’est pas le seul virus qui se trouve
dans les eaux usées avant traitement et d’autres virus traditionnels sont plus
résistants que lui dans l’eau. A ce stade, il faut rappeler que si des traces
de matériel génétique du virus ont pu être trouvés dans les eaux usées en amont
des STEU, la virulence de ces traces, c’est-à-dire leur caractère infectieux et
leur capacité à se reproduire, n’est pas avérée. Des recherches sont en cours
sur le sujet et nous attendons avec impatience leurs conclusions.
Les traitements en stations d’assainissement agissent
sur les virus et bactéries, même si ce n’est pas leur vocation première. Les
eaux usées traitées font le plus souvent l’objet d’un traitement supplémentaire
avant leur réutilisation par rapport aux rejets classiques, qui peut aller
jusqu’à la désinfection.
A notre connaissance, aucune réglementation
spécifique n’a limité la réutilisation des eaux usées traitées pendant la
période de Covid-19 dans les pays qui réutilisent les eaux usées traitées et qui
ont été touchés par l’épidémie, comme l’Italie ou l’Espagne.
L’acceptabilité sociale dépasse le cadre de cette
crise et pose plutôt la question de la relation de confiance entre les usagers
et les producteurs. Des produits hauts de gamme sont aujourd’hui irrigués grâce
à des eaux usées traitées et unanimement reconnus par les consommateurs, comme
les pommes de terre de l’île de Ré ou de Noirmoutier. Sur l’Ile de Ré, l’irrigation
avec des eaux usées traitées a permis de réintroduire du maraîchage sur l’île en
valorisant des eaux usées jusque-là rejetées en mer, et en évitant d’avoir
recours à l’eau potable, qui vient du continent, faute de ressources sur l’ile.
C’est pour nous, un exemple de réussite qui allie bénéfices environnementaux,
dynamisme économique, aménagement du territoire et reconnaissance des
consommateurs.
N.C : S’il
s’agit du lien entre le coronavirus et l’eau, la question est plutôt :
est-ce que c’est un risque ou pas ? Le risque virus est-il nouveau ?
Est-ce une question de station d’épuration et de Reuse ou bien une question
plus globale de la présence des virus dans les masses d’eau superficielles
utilisées pour l’irrigation, la potabilisation ? Nous avons monté un
projet et une filière de détection avec des laboratoires pour répondre aux
questions que la pandémie du Covid-19 a posé partout dans le monde. Nous sommes
soutenus par la région Occitanie et recherchons actuellement des financements.
C’est un nouveau défi, comme celui de démontrer la
pertinence de la phytoremédiation. Nous sommes habitués !
EIN : Comment les risques d’aérosolisation, ou de
colmatage par les matériels d’irrigation sont-ils maitrisés ?
M.F : Aujourd’hui il existe des règles d’usage très strictes en fonction de la qualité de l’eau, de
l’éloignement, du vent etc. et demain en application du règlement européen,
chaque projet fera l’objet d’une étude de risque. Il n’y a donc pas de crainte
à avoir vis-à-vis de l’aérosolisation des virus et bactéries.
Sur la question du colmatage, il faut intégrer la
question de la maintenance dès les réflexions de conception du projet :
c’est une règle générale à tous les projets de gestion de l’eau, pas seulement
ceux d’EUT. Effectivement, le matériel d'irrigation ou d’arrosage avec des eaux
usées traitées nécessite une bonne gestion et une maintenance du système de filtration
en tête. Une accessibilité facile de ces organes pour l’entretien et la maintenance
est donc à prévoir.
N.C : Je réaffirme qu’on parle d’un risque là où il n’y en
a pas. Le risque d’aérosolisation a été archi cadré par la
réglementation française. Les distances de sécurité nécessaires sur le
principe, sont les mêmes quelle que soit la qualité d’eau (A, B..). C’est
grossier et inutilement protecteur ce qui rend compliqué d’atteindre la
rentabilité de la majorité des projets. On se retrouve avec des Golfs irrigués à
70 % par des EUT et 30% avec des eaux de rivières ou potable, au lieu
d’avoir des Golfs 100% reuse. Aucun projet d’espace vert n’a vu le jour en 10
ans avec de l’aspersion.
Je rappelle qu’aucune publication au monde sur ce sujet montre que dans
les projets de réutilisation contrôlée, il y a eu un quelconque impact
sanitaire.
(1) Eau et changement climatique : quelles stratégies territoriales face aux épisodes de sécheresse et aux tensions quantitatives sur la ressource en eau ?
(2) www.rureaux.fr
Propos recueillis par Pascale Meeschaert