De l’usine de production jusqu’au robinet, l’eau chemine à travers un vaste réseau de canalisations tout au long duquel elle est susceptible d’être contaminée, de façon accidentelle ou délibérée. Comment empêcher, anticiper ou gérer ces risques de contaminations ? Faut-il systématiquement protéger les réseaux d’eau potable ? Si oui comment ? Rencontre avec Cyrille Lemoine, directeur général de Neroxis (filiale de la société Birdz) qui a fait de la sécurité des réseaux de distribution d’eau l’une de ses spécialités.
Revue L’Eau, L’Industrie, Les Nuisances : Il
n’existe pas de réglementations concernant la protection physique des
installations d’eau potable contre les risques de contaminations et les actes
de malveillance. Faut-il, selon vous, sécuriser les réseaux d’eau potable de
manière systématique ?
Cyrille Lemoine : La sûreté des réseaux est
un vrai sujet sur lequel Veolia, notre maison mère, travaille depuis 2006. Dès
cette époque, nous constations déjà que des accidents affectaient de manière récurrente
les réseaux de distribution d’eau. Même si la qualité de l’eau distribuée est
sécurisée par l’autocontrôle et le contrôle réglementaire, les réseaux d’eau
restent potentiellement des vecteurs de contaminations importants, susceptibles
de toucher très vite un nombre très important de personnes.
L’exemple
le plus connu est celui de la ville de Nokia en Finlande, dont le réseau d’eau
potable a été contaminé par un retour de boues en 2007. Faute de réaction suffisamment
rapide, un tiers de la population, soit 8.000 personnes, a souffert de
gastro-entérite et 200 ont dû être hospitalisées. Le réseau a été coupé pendant
4 mois pour travaux avec les conséquences économiques que vous imaginez...
Depuis,
l’actualité a montré que des accidents de ce type affectaient régulièrement de
grandes métropoles au niveau international.
Ensuite,
et au-delà du caractère accidentel des contaminations susceptibles d’affecter
un réseau, les attentats du 11 septembre 2001 ont montré qu’il fallait
également prendre en considération le risque terroriste et donc mettre en place
une approche complémentaire orienté sûreté.
Revue E.I.N. : Comment les Etats-Unis ont réagi vis à vis de ce
risque ?
C. L. : Ils ont opté pour une stratégie assez complexe
visant à détecter toute une série de contaminants microbiologiques spécifiques
dans des lieux réputés sensibles ou lors d’évènements exceptionnels, par
exemple lors de l’organisation d’évènements sportifs tels que le Superbowl.
Cette
approche, évaluée par l’EPA, l’agence américaine de protection de
l'environnement aux Etats-Unis, a montré qu’elle était coûteuse, presque
160.000 dollars par point de contrôle, avec deux limites importantes : la
détection reposant sur des contaminants spécifiques, il reste possible qu’elle
ne soit pas efficace vis à vis d’une substance non répertoriée. De plus, comme on
a pu le voir récemment, le terrorisme ne s’attaque pas forcément aux lieux
sensibles, mais aux populations là où elles se trouvent...
Revue E.I.N. : Quelle est la doctrine française ou
européenne en la matière ?
C. L. : En France, Veolia a initié en 2006 un grand
projet de recherche sur les risques dans les réseaux. La Direction Générale de
l’Armement du ministère de la Défense a également travaillé sur ce thème dès
cette époque. En 2008, l’Union européenne a lancé le programme
Sécur’eau de sécurité et décontamination des systèmes de distribution
d’eau potable suite à un acte de contamination délibéré. Ce programme a retenu
la solution technique développée par Veolia : un capteur capable de mesurer la
qualité de l’eau, baptisé « Kapta™ ». À travers ce choix, l’UE a opté pour une
logique plus pragmatique que celle retenue aux États-Unis qui consiste à détecter
une éventuelle variation de la qualité de l’eau et non pas un contaminant. Nous
ne recherchons pas un polluant, mais plutôt ses effets sur la qualité de l’eau.
C. L. : Il faut être logique, il existe des milliers
de contaminants possibles et il ne sera pas possible de développer un analyseur
capable de détecter chaque contaminant. L’approche que nous proposons est
pragmatique, en ce sens qu’elle repose sur la mesure des paramètres clés de la
qualité d’eau, à savoir le chlore actif, la conductivité, la température et la
pression. Cela peut paraitre assez simple, mais ce qui importe quand on
surveille un réseau d’eau, c’est de suivre des paramètres qui soient robustes
et qui soient des marqueurs d’une variation de la qualité de l’eau. Ce que l’on
cherche à savoir, c’est si la qualité d’eau a changé, et, si c’est le cas, à mettre
en place une méthodologie qui va permettre de définir la bonne réponse et
d’adopter le bon comportement en termes d’analyses et d’investigations.
Revue E.I.N. : C’est essentiellement un travail de
terrain...
C. L. : Tout à fait. Il passe par le diagnostic du
capteur lui-même, pour vérifier qu’il soit fonctionnel. Ensuite, il faudra
analyser les variations observées en étudiant leur signature et en tentant de
les associer à un événement particulier, typiquement, un changement de ressource,
une casse de canalisation, un problème de coloration, etc... L’exploitant va
ensuite comparer l’information recueillie avec ses propres sources et avec les
évènements connus qui peuvent affecter la qualité de l’eau distribuée, par
exemple des travaux sur le réseau. Et ensuite, bien sûr, définir et mettre en
place les actions correctives adaptées en fonction du phénomène observé.
Revue E.I.N. : Cette gestion du risque
est à la portée de toutes les collectivités territoriales ? Comment
évaluer son coût ?
C. L. : Oui, nous avons développé des solutions adaptées
à chaque type de collectivité territoriale qu’elles se situent en milieu rural,
en milieu urbain, et quelle que soit la densité des populations à protéger. Nous
venons par exemple de déployer 7 sondes Kapta™ en milieu rural, à côté de
Limoges, pour le compte d’une régie desservant 25.000 habitants via un réseau
en étoile dont l’usine de production d’eau potable est le centre.
Quant
au coût d’une solution de ce type, il dépend de plusieurs paramètres, dont le
nombre de points de contrôle, leur localisation, des conditions de pose...etc,
et repose sur un système de location longue durée.
Revue E.I.N. : Mais il faut aussi assurer la
maintenance du système...
C. L. : C’est un point clé, effectivement. Pour l’alléger
au maximum, nous avons opté pour des technologies de
mesure robustes, qui ne nécessitent ni calibration, ni maintenance. Mais il
faut quand même contrôler la fiabilité de la mesure. Celle du chlore étant la
plus sensible, nous avons placé deux capteurs dans la même sonde. Ces capteurs partagent
la même électronique et la même mesure de référence, ce qui va permettre de diagnostiquer
toute anomalie en temps réel, par la simple différence des deux mesures.
Du
coup, la maintenance se limite à un simple changement de la sonde, ce qui
nécessite moins de 15 mn, sans que des compétences particulières en métrologie ne
soit requises.
Nous
fournissons les sondes de remplacement, les batteries, le système de
communication associé et tout ce qui a trait aux données, notamment le logiciel
en mode Saas qui va permettre de récupérer les données collectées, les
retraiter et les mettre à disposition des collectivités. Cet outil inclue des algorithmes
qui assurent le retraitement des données, et des indicateurs de performance
liés au système lui-même qui permettent de s’assurer du bon fonctionnement
de la sonde.
C. L. : Chaque paramètre a ses spécificités, mais ce
qui est intéressant, c’est de les mesurer tous ensemble pour qu’ils nous alertent
sur un changement de la qualité de l’eau et sur ses causes possibles. La
température, par exemple, est un paramètre a priori banal, mais qui est
intéressant en hiver vis à vis du risque de casse, ou en été par rapport aux
problèmes de reviviscence bactérienne. La température, couplée avec le chlore,
donne également des informations précieuses. Ainsi, la présence de chlore
résiduel, en cas de fortes températures, peut rassurer, tandis qu’une
augmentation de la consommation de chlore à un moment où la température explose
traduit un problème potentiel. La conductivité va permettre d’alerter sur la
présence d’un contaminant dans l’eau, quelle que soit sa nature et
indépendamment de son caractère volontaire ou accidentel. Couplée à la pression,
elle va permettre à l’exploitant de savoir si quelqu’un a ouvert une vanne, si le
réseau est en dépression ou surpression par rapport à la normale. Tout ceci donne
des éléments clés nécessaires aux investigations et chacun de ses paramètres,
suivant leur variation et leur analyse conjointe, va permettre d’affiner le
diagnostic.
Revue
EIN : Prévoyez-vous de développer d’autres paramètres ?
C. L. : Nous avons développé une autre famille de sonde,
la Kapta™ OT3, qui mesure des paramètres optiques liés à la turbidité et aux matières
organiques. Ce sont des paramètres clés de la surveillance de la qualité d’eau,
recommandés par l’OMS. Mais nous ne souhaitons pas céder à la tentation qui
consiste à multiplier les mesures et les paramètres. Ce qui nous parait
important, c’est d’associer sur une même sonde des capteurs qui soient
solidaires, c’est à dire compatibles en termes de maintenance. Donc ne pas
associer des capteurs optiques avec des capteurs physico-chimiques qui n’ont
pas les mêmes exigences en termes de nettoyage, par exemple. Notre objectif,
car nous pensons que c’est la clé d’un système d’alarme, c’est que ce système soit
maintenable et maintenu.
Revue EIN : Il est
conçu pour s’installer à demeure ou pour quelques jours ?
C. L. : Tout est envisageable. Notre capacité de
déploiement est rapide. La contrainte la plus lourde, est celle de l’accès à la
canalisation. Pour le reste, un collier de prise en charge et une vanne
suffisent, c’est une opération standard d’exploitation qui ne nécessite ni
compétence particulière ni outillage spécifique. Si l’accessibilité au regard
ou à la canalisation est simple, la sonde se pose en moins d’une heure. La solution
a été conçue pour être déployée en masse.
Revue EIN : Combien
de sondes Kapta™ sont déployées en France ?
C. L. : Aujourd’hui, on dénombre, en France 850 points
de contrôle. Mais nous sommes présents sur les 4 continents. Le potentiel est
important, car la sécurité d’un réseau d’eau potable est porteuse de nombreux
enjeux qui dépassent largement la simple dimension sanitaire. Un système
d’alerte efficient permet également de répondre à des enjeux d’exploitation,
par exemple contrôler le bon fonctionnement d’un poste de re-chloration ou
encore aider l’exploitant à déterminer quels tronçons du réseau sont les plus
pertinents à renouveler. Il ne faut pas voir uniquement le réseau d’eau potable
comme le moyen de distribuer l’eau potable. C’est aussi une infrastructure
essentielle pour l’activité économique, pour le tourisme bien sûr, mais aussi
pour les industries fortement consommatrice d’eau. Après avoir beaucoup
travaillé ces dernières années sur les infrastructures liées à la production, nous
devons maintenant faire porter l’effort sur les réseaux qui nécessitent d’être
monitorés pour assurer une distribution sécurisée.