Les capteurs utilisant un organisme vivant permettent de détecter, de manière spécifique, continue et rapide, un grand nombre de substances que les méthodes traditionnelles ne peuvent mesurer que d’une manière globale, voire ne pas mesurer du tout. Si les méthodes traditionnelles restent dominantes sur le marché, la mesure par biocapteurs va se démocratiser au fur et à mesure des évolutions réglementaires et des solutions proposées par les fabricants
De nombreux moyens sont disponibles sur le marché pour surveiller et mesurer les paramètres essentiels pour la qualité de l’eau. On pense évidemment aux capteurs, transmetteurs et analyseurs utilisant des principes électrochimiques et/ou optiques, mais il existe une autre catégorie de solutions de mesure qui se fait une place de plus en plus importante dans l’arsenal des acteurs de l’eau ces dernières années : il s’agit des biocapteurs. Ils s’inscrivent dans une tendance plus large portant sur le déploiement d’indicateurs biologiques (ou bio-indicateurs) pour surveiller l’air, l’eau et les sols. L’éventail des organismes animaux et végétaux est large, avec les abeilles, les amphibiens, le lichen, les truites, etc. Au-delà de l’observation intuitive du comportement de certains organismes sensibles aux changements environnementaux, qui doit dater de la nuit des temps, l’une des premières utilisations du vivant comme moyen de détection remonte au XIXe siècle durant l’exploitation des mines de charbon. «Les mineurs utilisaient des canaris comme bio-indicateurs pour détecter la présence de monoxyde de carbone (CO) et d’autres gaz toxiques avant qu’ils ne nuisent à l’homme», rappelle Guillaume Jubeaux, cofondateur et directeur de Biomae.
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En raison de la sensibilité accrue aux gaz toxiques ou asphyxiants du canari (ou pinson) emmené en cage, le changement de comportement de l’animal, à savoir une agitation, un évanouissement ou la mort, permettait de détecter, de manière précoce, d’un danger imminent et de déclencher l’évacuation de la mine. «L’idée d’utiliser des systèmes biologiques pour détecter des substances remonte aux travaux sur les enzymes et leur capacité à catalyser des réactions chimiques spécifiques. Dans les années 1960, Leland Clark Jr. – il est considéré comme le “père des biocapteurs” – développe la première électrode ampérométrique utilisant une enzyme (la glucose oxydase) pour mesurer la concentration de glucose. Ce dispositif est considéré comme le premier véritable biocapteur», explique JeanMichel Monier, docteur en microbiologie et responsable technique Water Applications chez Hydreka (groupe Claire).
Le premier biocapteur commercial a été conçu par la société Yellow Spring Instruments (YSI), qui appartient aujourd’hui à Xylem Analytics, une entité du groupe américain Xylem, en 1975 pour la détection du glucose.
Les premiers biocapteurs microbiens et immunologiques, eux, sont développés dans les années 1970 et les premiers capteurs à ADN (acide désoxyribonucléique), durant la décennie suivante.
MESURER LES EFFETS TOXIQUES DES SUBSTANCES CHIMIQUES
C’est notamment le cas des éléments-traces métalliques, des pesticides, des retardateurs de flamme, des médicaments, des hydrocarbures, des produits cosmétiques, des perturbateurs endocriniens, des solvants de l’industrie chimique, des PFAS et, plus récemment, des microplastiques. Ces substances sont habituellement mesurées dans des prélèvements d’eau ou de sédiments. «Contrairement à des capteurs inertes (échantillonneurs passifs, par exemple), l’intérêt d’utiliser du matériel biologique est de mesurer, non seulement la présence de substances chimiques, mais également leurs effets toxiques et leur mode d’action tel que la cytotoxicité, la génotoxocité, la neurotoxicité, la perturbation endocrinienne, etc., tout en prenant en compte leur biodisponibilité – la capacité d’une substance chimique à s’accumuler et à interagir avec les organismes vivants et, donc, à générer des effets toxiques sur ces derniers», explique Guillaume Jubeaux (Biomae). Parmi les autres paramètres d’«effet», on peut encore mentionner la mesure d’impact et la biodégradabilité de polluants.
Le Laboratoire Watchfrog utilise ainsi des tests normés pour mesurer l’effet des polluants sur les embryons de poissons et d’amphibiens. «Plus l’eau est contaminée par des substances perturbatrices, plus le biomarqueur émet de fluorescence. Il suffit alors d’adapter l’efficacité du traitement pour éliminer l’effet des substances», indique Gregory Lemkine, directeur du Laboratoire Watchfrog. Utilisés sur plusieurs sites industriels, les tests Watchfrog ont permis de démontrer l’efficacité de l’ajout d’un traitement, voire d’adapter sa performance – par exemple en sélectionnant la bonne dose de charbon actif – pour éradiquer les effets de l’ensemble du mélange de substances susceptibles d’être présentes dans l’effluent. Gregory Lemkine témoigne: «Le plus souvent, l’effet perturbateur n’est pas dû à une substance mais un mélange complexe et c’est finalement la capacité du traitement à abattre l’effet perturbateur qui compte. La mesure d’effet sur le vivant est le meilleur moyen intégratif pour ajuster la performance du traitement à l’objectif environnemental».
DIFFÉRENTS AXES DE DÉVELOPPEMENT
Aujourd’hui, les sédiments sont caractérisés uniquement par la présence de substances chimiques, et leurs effets sont mesurés avec une batterie de bioessais dérivés d’une approche faite pour l’évaluation de déchets, mais qui n’est pas bien adaptée aux sédiments. «Pour compléter notre offre, nous sommes également en train de transférer notre approche d’encagement de gammares sur des plantes aquatiques, en réalisant également des mesures de bioaccumulation et des mesures de marqueurs de toxicité adaptés aux végétaux (croissance, bourgeonnement, activité enzymatique liée à l’exposition d’herbicides…)», ajoute Guillaume Jubeaux. Du côté d’Hydreka, les investissements en R&D ont porté, ces deux dernières années, sur l’amélioration de la technologie et son adaptation aux applicatifs. Un effort particulier sur l’industrialisation et l’accessibilité financière a été mené pour proposer une nouvelle génération de biocapteurs permettant le déploiement en masse. «Nous avons récemment axé nos efforts de développement sur les performances et le design de nos biocapteurs afin de répondre aux besoins de nos clients concernant, notamment, la fréquence de maintenance des sondes immergées (biocapteurs ou capteurs standard) et la gestion des données», précise Camille Triffaux, responsable de l’activité Expertise Environnementale chez Hydreka (groupe Claire).
La sociéte ViewPoint a quant à elle choisi dès le départ de proposer un outil en temps réel pour pouvoir réagir rapidement indique Didier Neuzeret, PDG ViewPoint. Pour cela, le ToxMate, station de biosurveillance multi-espèces, utilise le vidéotracking des organismes aquatiques pour détecter et signaler la présence de micropolluants. Avec un axe station de traitement, cette technologie est conçue pour la surveillance en continu des STEP urbaines et industrielles, ainsi que des sites d’eau potable. Tout comme les canaris des mines, le ToxMate repose sur l'observation des changements du comportement pour détecter la dégradation de la qualité de l’eau.
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Cependant, grâce aux avancées techniques, il se distingue par une sensibilité adaptée à des concentrations environnementales non létales, permettant une exposition prolongée des organismes et garantissant un suivi 24h/24 et 7j/7, sans intervention humaine fréquente. L’approche multi-espèces avec trois invertébrés aquatiques—Gammarus (amphipode), Radix (gastéropode) et Erpobdella (annélide)—permet de tirer parti de sensibilités variées aux contaminants toxiques. Cette diversité biologique assure une couverture plus large des substances chimiques, tout en utilisant des espèces locales représentatives des écosystèmes. Les opérateurs des stations disposent d’une plateforme de visualisation en temps réel et d’une possibilité de connexion à leur supervision, leur permettant d’être alertés et d’agir immédiatement en cas de contamination anormale de micropolluants ou de leur cocktail. Issu de 10 ans de R&D en collaboration entre le laboratoire d’écotoxicologie de l’INRAE Lyon et l’entreprise Viewpoint, le ToxMate permet une détection précoce et une intervention immédiate en cas de pollution, limitant ainsi les impacts écologiques avant que l’eau ne soit rejetée dans le milieu naturel.
Les réponses peuvent par ailleurs être différenciées en temps-réel grâce à l’approche fingerprinting développée au laboratoire INRAE en collaboration avec George Ruck, Directeur Data Science et R&D chez ViewPoint, fournissant ainsi une information sur les types de micropolluants présents. «L’innovation se poursuit dans le cadre de ce partenariat renforcé avec l’INRAE, visant à intégrer le biomonitoring dans les stratégies de traitement avancé, désormais obligatoires avec la nouvelle Directive Eaux Résiduaires (DERU 2024). L’objectif est notamment d’optimiser les coûts énergétiques des procédés tels que le charbon actif et l’ozonation, en ajustant leur activation uniquement en cas d’alerte ToxMate. Cette approche assure ainsi une gestion des micropolluants plus efficace, durable et économiquement viable dans les infrastructures de traitement des eaux», précise Didier Neuzeret, PDG de Viewpoint.
BIOCAPTEURS ET CAPTEURS TRADITIONNELS COMPLÉMENTAIRES
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«Si la biosurveillance en elle-même ne fait pas l'objet d'obligations réglementaires, sa pérennisation enrichit l’expertise des équipes en charge du suivi de la qualité du milieu naturel, qui l'intègrent dans leur quotidien au même titre que le suivi physico-chimique», précise Guérin-Rechdaoui, Directrice innovation au SIAAP. Toutes les personnes interrogées s’accordent sur un point: «Les mesures biologiques ne vont pas, d’une manière générale, supplanter les mesures traditionnelles, mais plutôt les compléter», affirme Guillaume Jubeaux (Biomae). Et Camille Triffaux (Hydreka) de renchérir : «Ces mesures compléteront l’interprétation des mesures traditionnelles et permettront une compréhension plus profonde des problématiques liées à la qualité des milieux aquatiques. Les évolutions récentes de la réglementation vont dans ce sens à l’image de la nouvelle DERU [Directive Eaux résiduaires urbaines, NDR] qui incite l’approche proactive de la surveillance. Il reste encore un travail important de normalisation des mesures pour les rendre comparables et intégrables dans un volet réglementaire.» Pour les collectivités locales et les exploitants, il s’agit d’intégrer l’utilisation de bioessais en appui à la DCE pour la surveillance des masses d’eau et l’étude d’impact des rejets urbains/ industriels (sujet mené par l’Office français de biodiversité [OFB] et Aquaref en France dans le cadre du groupe de travail Bioessais). Pour les industriels, la directive 2010/75/UE relative aux émissions industrielles (directive IED) impose de mettre en place des bioessais pour mesurer la toxicité d’effluents industriels.
Les études d’acceptabilité de rejets sur le milieu récepteur, en lien avec les Dréal, évoluent et intègrent progressivement le volet «biologique » pour mieux appréhender l’exposition et l’effet des effluents (rejet) sur le milieu récepteur (en lien avec la DCE). Ce qui fait dire à Jean-Michel Monier (Hydreka) que « la mesure par biocapteurs va se démocratiser au fur et à mesure des évolutions et des solutions proposées par les industriels du secteur ».