Eaux industrielles et transition numérique : vers de nouveaux services
30 novembre 2018Paru dans le N°416
à la page 29 ( mots)
Rédigé par : Patrick PHILIPON
Plus que la technique en elle-même, c'est ce qu'elle permet (services associés et même changement de vision) qui fait de l'introduction du numérique une petite "révolution" en matière de traitement des eaux industrielles. La transition numérique représente avant tout l'occasion d'offrir de nouveaux services s'appuyant sur l'expertise d'entreprises spécialistes de l'eau. Objectif : épargner toujours plus une ressource devenue rare et précieuse.
Peut-on vraiment parler de “révolution numérique” dans la gestion des eaux industrielles ? Après tout, les équipements de traitement et circuits d'eau sont équipés depuis des années de capteurs, asservis à des automates divers, et en général reliés à des systèmes de supervision. Et pourtant, les grands “traiteurs d'eau”, les fabricants d'équipements, les intégrateurs, ainsi que des start-up spécialisées, proposent aujourd'hui une nouvelle génération d'offres basées sur la numérisation des données. Leur but ? Optimiser en permanence l'utilisation de l'eau, de l'énergie et des réactifs dans le procédé. Des offres d'ailleurs assez similaires : il s'agit de services d'analyse automatique des données, basés sur le Web et en général proposés sous forme d'abonnement s'ajoutant aux produits de base (réactifs chimiques, équipements ou opérations de traitement).
De nouveaux types de services
Le principe en est simple : des capteurs et automates placés sur les composants du circuit de l'eau – osmoseurs, tours aéroréfrigérantes (TAR), chaudières à vapeur, réservoirs, STEP… – envoient sous forme numérique des données d'état des appareils et des paramètres de l'eau à un boîtier communicant relié à Internet. Arrivées sur la plateforme du fournisseur, en général stockées sur un Cloud sécurisé, ces données sont analysées et traitées automatiquement par des algorithmes, puis reviennent à l'industriel sous forme de tableaux de bord, alarmes, historiques, rapports, benchmarks, etc. L’exploitant client peut à tout moment accéder à ces données interprétées par un portail Internet. Les offres les plus avancées comportent également la localisation d'éventuels problèmes ou défauts ouvrant la voie à une maintenance préventive. Sans compter le soutien des experts du fournisseur, qui ont eux aussi accès aux données si besoin.
D'un point de vue technique, la grande avancée repose sur le fait que la surveillance et l'analyse se font en temps réel, ou en tout cas selon des pas de temps de l'ordre de quelques dizaines de seconde ou une minute. « C'est essentiel car dans l'industrie, il existe parfois des phases opératoires de quelques minutes (lavage, pousse) qui impactent fortement le traitement de l'eau » souligne Cyrille Charpentier chez BWT, en charge du marché énergie et éco-industrie et chef du projet développement de Bluwell®.
Même son de cloche chez Patrice Hervé, responsable marketing chez Nalco Water : « quand on travaille sur des solutions complexes comme la réutilisation d'eau, on ne peut pas se permettre de ne pas savoir ce qui se passe pendant une semaine. Il faut automatiser complètement le circuit et le suivre en continu ».
« Nous installons aujourd’hui plus de capteurs connectés sur nos unités de traitement des eaux que par le passé et nous récupérons en conséquent de plus en plus de données, explique de son côté Nabil Mabrouk, directeur commercial de CMI Proserpol. La création de valeur à partir de ces données (par valeur j’entend une meilleure connaissance de procédé, une capacité prédictive des performances ou des dysfonctionnements) passe nécessairement par une collaboration étroite entre les experts en traitement des eaux et les experts en traitement des données ».
« Nous avons la chance chez CMI (Cockerill Maintenance et Ingénierie) d’avoir ces compétences dans le groupe et nous essayons d’en tirer profil dans nos applications dans le traitement de l’eau. D’ailleurs une équipe de CMI basée en Belgique travaille sur un projet innovant, intitulé LifeNet et qui vise à connecter un réseau de capteurs intelligents placés en des points stratégiques d’un réseau de distribution d’eau potable afin de réaliser une surveillance active et intelligente de ce réseau ».
Deux communes pilotes ont été équipées par le système LifeNet. Les données collectées sont analysées en temps réel et mises en forme sur des écrans de visualisation afin d'apporter des informations utiles aux équipes en charge de maintenir le réseau.
Traiteurs d'eau : des offres assez comparables
Nalco Water, qui vend des services et des équipements de traitement de l'eau à différents secteurs industriels, développe sa solution 3D Trasar™ depuis une vingtaine d'années. Elle s'appuie sur une technologie originale et brevetée : l'utilisation de traceurs fluorescents, qui permettent de mesurer en continu la présence du produit de traitement dans le circuit. Mais grâce à la numérisation, Nalco Water met en place une nouvelle manière d'exploiter ces données : elles sont envoyées par Internet (via un gateway) et traitées par la plateforme informatique enVision de Nalco Water, puis renvoyées au client sous forme de courbes, graphes, alarmes, etc. « Le site enVision évolue : devenu très ouvert, il permettra de récupérer toutes sortes de données pour élaborer des indicateurs de performance, des cartographies de l'eau, etc... » annonce Patrice Hervé. Outre ses applications classiques (TAR, chaudières, osmoseurs…), Nalco Water développe actuellement des solutions dédiées à la gestion des aéroflotateurs en stations d’épuration, ainsi qu’à la déshydratation des boues. « Il faut y ajouter les pasteurisateurs et les autres équipements présents au niveau du process lui-même » tient à préciser Patrice Hervé. Ford, dont l'usine de Chicago consommait des quantités astronomiques d'eau, Samsung, qui remettait à niveau le système de refroidissement de son usine de microprocesseurs à Austin (Texas) ou Nestlé, pour réduire la consommation d'eau et d'énergie de son usine brésilienne de lait en poudre, ont par exemple récemment opté pour des solutions reposant sur la technologie 3D Trasar™.
Chez SUEZ, qui a absorbé GE Water Technologies & Solutions, à l'origine de la technologie, ce qui allait devenir Insight® a vu le jour en 2006 pour un usage interne.
Développé à l'origine en 2006 en tant qu'outil de productivité interne, InSight® est devenu la plate-forme principale de gestion digitale de la performance des installations (APM) de SUEZ pour surveiller les installations de refroidissement contrôlées par les équipements TrueSense® de SUEZ, les systèmes de chaudière, les unités d’osmose inverse et autres équipements clés, tant du côté de SUEZ que des clients. « Nous avons progressivement ajouté des fonctions de calcul pour pouvoir ensuite interpréter les données et améliorer les interactions avec nos clients. Toute une série de nouvelles fonctionnalités ont été ajoutées au fil du temps. InSight® a fait ses preuves depuis plus de dix ans et continue d'évoluer », déclare Pascale Gross, Digital Leader chez SUEZ Water Technologies & Solutions pour la France, le Royaume-Uni et l'Irlande.
InSight® permet de collecter des données en ligne directement via une connexion sans fil (à partir de plusieurs types de capteurs ou de contrôleurs) ou de les saisir manuellement via un smartphone, un fichier Excel, une REST API, etc. Grâce aux mesures de niveau en ligne, SUEZ peut suivre le volume des produits chimiques dans les réservoirs, calculer le taux de dosage optimal, effectuer des réapprovisionnements automatiques et effectuer d’autres tâches.
Pascale Gross explique que les données sont envoyées vers la plateforme InSight® et analysées à l'aide d'algorithmes ou de simples calculs, puis traduites en données pertinentes et utilisables par le client. Cet outil APM combine deux niveaux d’expertise : la collecte de données à distance, l’établissement de tendances et l’analyse, avec le support local de nos équipes. Cela permet au client de se concentrer sur son cœur de métier tout en optimisant de manière significative les processus de production pour gagner en efficacité opérationnelle, optimiser la consommation d'eau et d'énergie ou maximiser la fiabilité et la durée de vie des installations grâce à une maintenance prédictive.
Déjà très impliquée dans la supervision des circuits de refroidissement au travers de son système en ligne Fluogest™ depuis 10 ans, Aquaprox a renforcé son implication dans le domaine de la digitalisation pour offrir un service complet de proximité et entièrement customisable à ses clients avec la création d’un programme digital, l’Optimus™ C10. « Nos clients demandent aujourd’hui l’accès immédiat à l’information mais aussi une très grande réactivité de notre part, explique Alexandre Martin, Directeur Commercial chez Aquaprox. Nous avons répondu à leur demande en mettant au point un dispositif de supervision assistée et un contrôle de leurs systèmes pour qu’ils puissent se focaliser sur leur propre process de production ». La valeur ajoutée de l’Optimus™ C10 réside dans la mise à disposition d’un outil simple de gestion/supervision et pilotage à distance libérant du temps actif aussi bien pour l’utilisateur que pour l’ingénieur et/ou le technicien tout en apportant une sécurité accrue. Le partenariat avec une startup de la gestion de données a permis la création d’un applicatif simple (web, tablette, smartphone), évolutif et basé sur un automate dont les entrées ne sont pas propriétaires. Cette option offre une souplesse très importante d’utilisation. « Ce projet important permet aussi d’entrevoir par le biais d’analyses multiparamètres la notion de prédictibilité des évènements avec l’apprentissage de scénarii facilitant et ciblant les interventions sur site », précise Jean Hervé Gondras, Chef de projet Digital chez Aquaprox.
L’avantage notable d’un tel système, au-delà des économies d’eau et de temps générées, réside aussi dans l’augmentation du taux de disponibilité des installations et l’économie réalisée sur les émissions de CO2 liées aux déplacements des équipes.
Début 2018, Veolia lançait officiellement son offre digitale au niveau mondial : la plateforme Aquavista. « L'offre a été développée en lien avec les technologies que nous vendons. Donc tout le cycle de l'eau est concerné : prétraitement, process, traitement des eaux usées, re-use, recyclage », précise Ivy Latour chez Veolia Water Technologies. Arrivée plus récemment sur le marché que les solutions globales concurrentes, Aquavista est intégré 'by design' dès la conception des technologies standards vendues par Veolia Water Technologies. Les algorithmes sont embarqués avec les technologies afin d'inscrire l'optimisation des process dans la durée de façon automsatisée et via l'expertise technique Veolia à disposition des clients. À l’instar des systèmes Orion® de production d'eau purifiée pour la pharmacie et de leur système de télé-maintenance et de télésurveillance déjà élaboré sur une base Cloud, ou de Star Utility Solution®, une plateforme logicielle de gestion et d'optimisation de stations de traitement, à distance et depuis une base centralisée. « Toutes nos précédentes solutions numériques ont été “cloudifiées” et intégrées à Aquavista pour proposer une offre unique à nos clients » souligne Ivy Latour.
La gamme Aquavista comporte diverses “briques”. D'abord Aquavista Portal, l'interface client. C'est par là que l'industriel envoie, automatiquement ou manuellement, ses données via un modem. C'est aussi par ce portail qu'il reçoit le résultat de leur traitement : tableaux de bord, rapports, historiques, alertes…
Ensuite Insight, le cœur du traitement des données. Basé sur des algorithmes conçus avec l'expertise Veolia, ce module met en œuvre l'intelligence artificielle et le Big data pour se nourrir des données propres au site afin de prédire le comportement des solutions et apporter ainsi une précieuse aide à la décision pour l'opérateur et aux ingénieurs procédés. « Basé sur algorithmes, "customisé" en fonction du type d'équipement (Actiflo®, Orion®, ...), Insight peut aller jusqu'à indiquer des scenarios d'optimisation du procédé », affirme Ivy Latour.
À l'échelle d'une usine complète, Veolia propose Aquavista Plant, issue de Star Utility Solutions®. Soit une offre complète d'optimisation des procédés en temps réel. Une solution très adaptée, en particulier, pour les traitements biologiques. « Ingénieurs process et managers reçoivent des points d'optimisation qu'ils peuvent valider. C'est une application ouverte, capable d'intégrer d'autres données – prévisions météo, capteurs divers – pour anticiper les événements et préparer les installations. Ces dispositions permettent au final de lisser les événements, et d’accroître ainsi la capacité des installations. Avec son approche holistique, le module Plant intègre de nombreux paramètres contextuels qui permettent d'optimiser considérablement et systématiquement les coûts d'exploitation, le traitement biologique et la capacité hydraulique de l'usine », souligne Ivy Latour. Le CHU de Nîmes figure parmi les premiers utilisateurs d'Aquavista. Il a choisi cette solution pour son laboratoire d'analyse, qui exige en permanence une eau de très haute qualité et une traçabilité totale des opérations.
S’ouvrir à n'importe quelle source de données
En tant qu'intégrateur, BWT a une perspective légèrement différente. Même si sa solution numérique Bluwell® est intégrée à ses propres équipements, en particulier les osmoseurs, elle est avant tout conçue pour récupérer des données provenant de n'importe quelle source, de capteurs ou d'appareils de n'importe quelle marque. « Bluwell®, c'est "couteau suisse" qui rend communicantes des installations qui ne le sont que partiellement ou pas du tout, afin de récupérer les informations liées à l'eau sur tout un site industriel », explique Cyrille Charpentier. Pour ce faire, BWT utilise un boîtier de communication particulier, reposant sur une technologie développée par Aquassay, une start-up basée à Limoges. « Ce sont des spécialistes de la récupération et de la gestion de données. Ils ont développé ce boîtier et des logiciels de traitement pour leur propre activité de conseillers en gestion hydrique. Nous avons adapté leur technologie à nos métiers, avec notre expertise, et pour commencer l'avons intégrée à nos osmoseurs de la gamme Permaq Sigma® » se souvient Cyrille Charpentier.
À cet important détail près, Bluwell® propose peu ou prou les mêmes fonctionnalités que les solutions de la concurrence. Les données en provenance du site industriel sont envoyées aux serveurs Bluwell® qui les analysent en temps réel et restituent les résultats dans une interface homme-machine spécifique. « Notre interface de gestion propose des vues et systèmes de modélisation spécifiques à chaque utilisation de l'eau. Nous avons développé des applications métier pour les TAR, les chaudières vapeur, les osmoseurs… En plus de ces blocs de base, nous pouvons développer des indicateurs spécifiques à un site. Bluwell® est essentiellement un outil qui vise à la numérisation de notre savoir faire », résume Cyrille Charpentier. Eurostyle Systems, un plasticien figurant parmi les principaux fournisseurs de l'industrie automobile en Europe, a installé des solutions Bluwell® sur ses TAR. Ce qui lui a permis, entre autres, de détecter des arrêts de pompage de plusieurs heures durant le week-end, incidents passés inaperçus jusque-là. Ou de mieux comprendre l'incidence des phénomènes de sécheresse sur la qualité de l'eau utilisée.
Dans sa logique d'adaptation à n'importe quel site industriel, BWT vient de lancer une version “light” de sa solution. « Bluwell Easy traite des données ponctuelles, relevées manuellement, pour permettre aux clients qui n'ont pas du tout de capteurs, ou font des relevés de terrain, de profiter du système d'analyse Bluwell », expose Cyrille Charpentier. Quitte ensuite à passer à une version plus complète de Bluwell au fur et à mesure de l'instrumentation du site, Bluwell étant conçue comme une solution évolutive.
Aquassay se lance aujourd'hui sur le même marché. « En 2014, notre cœur de métier était la cartographie en temps réel pour effectuer des audits de sites en matière d'efficacité hydrique. C'est pour cela que nous avons développé, et breveté, ce boîtier de communication acceptant tous types de données. Nous y avons adjoint des technologies logicielles du Cloud pour gérer et stocker les données, puis utilisé les dernières évolutions de l'informatique, y compris l'"intelligence artificielle", pour créer (et breveter) des algorithmes allant jusqu'à la modélisation et la simulation du procédé en temps réel » explique Jean-Emmanuel Gilbert, directeur opérationnel et co-fondateur d'Aquassay. En 2017, à la demande de clients désirant conserver cette technologie sur site après l'audit, Aquassay lançait la solution eDATAMOTIC, destinée à suivre et optimiser à tout moment l'utilisation de l'eau. Les premiers clients industriels sont vite arrivés. Comme par exemple Nestlé Waters, qui déploie actuellement la solution à l'échelle mondiale. « Quatre usines sont équipées depuis 2018, dix autres dans les mois à venir. Nous allons à terme équiper l'ensemble de Nestlé Waters, et probablement toutes les usines fluides de Nestlé », affirme Jean-Emmanuel Gilbert. Puis sont arrivés des intégrateurs comme BWT, souhaitant intégrer la technologie à leur offre propre. Sur ce créneau particulier des intégrateurs, Aquassay vise des marchés comme le Canada, les États-Unis ou la Chine.
Desk central ou surveillance distribuée ?
Qui supervise les données ? Deux visions existent à cet égard. D'une part, celle consistant à les analyser automatiquement, en temps réel, puis envoyer les résultats aux clients selon une périodicité préétablie (toutes les heures, tous les jours, etc.). L'ingénieur technico-commercial du fournisseur, en charge du site, peut y avoir accès pour intervenir ou conseiller en cas de besoin (alarme, dérive ou demande du client). L'autre modèle, qui suppose une certaine “puissance de feu”, consiste à y ajouter une supervision permanente par un desk centralisé, où des experts du fournisseur surveillent 27/7 les données des clients.
« En plus du traitement algorithmique, les données sont surveillées 24/7 par des équipes Nalco Water, pour envoyer des alarmes en cas de problème. Nous avons été premiers à le faire dans le domaine du traitement de l'eau », souligne ainsi Patrice Hervé.
SUEZ dispose de salles de contrôle de la fiabilité des installations (SRC) en Amérique du Nord, en Amérique Latine, en Belgique et en Chine. Les SRC surveillent et communiquent les installations connectées et assistent le personnel d’exploitation du client, qui peut également accéder à ces données. Si un problème est identifié, le SRC avise les équipes sur le terrain avant que cela ne provoque une défaillance du système ou des installations.
Veolia opte plutôt pour un service décentralisé d'assistance directe en cas de besoin. « Avec l'offre Assist, un service transversal à toutes nos offres numériques, il peut obtenir un suivi. Des ingénieurs Veolia suivront alors les rapports, la réception des alertes, les recommandations au client ainsi qu'un accompagnement du client pour la formation personnalisée, l'assistance technique sur l'exploitation optimisée des technologies Veolia pouvant reposer parfois sur des solutions innovantes de réalité augmentée. Et ce toujours via la plateforme Aquavista», explique Ivy Latour. BWT a adopté la même philosophie. « BWT n'a pas déployé de desk central. Le suivi des données et l'alerte se font automatiquement, 24/7. Nous avons cependant des techniciens affectés aux sites par contrat. Ils les "visitent" régulièrement via l'interface numérique, interviennent ou conseillent en cas de problème ou d'appel. Et programment des visites terrain si nécessaire » rapporte Cyrille Charpentier.
L'expertise, véritable apport de la numérisation
Les offres étant techniquement comparables, c'est sur un autre terrain que chaque fournisseur tente de se différencier de ses concurrents. En l'occurrence celui de l'expertise “eau” et/ou “métier” mobilisée au service du client. D'une certaine manière, la numérisation rend les procédés transparents, c'est donc la qualité des analyses et des conseils qui fait la différence. Pas étonnant d'ailleurs que les offres ne consistent pas en un ensemble “capteurs + boîtier + logiciels” mais “produits de base plus abonnement au service sur le Cloud”. « Nous sommes experts du traitement de l'eau. Quand nous mettons ce type d'offre numérique, c'est toujours lié à un projet technique, qu'il s'agisse de réutilisation ou de cartographie pour diminuer consommation sur site. Nous suivons le client de A à Z » avance ainsi Patrice Hervé chez Nalco Water. Même son de cloche chez Veolia, par exemple. « Nous élaborons une solution en lien avec les process eau de notre client. Ils achètent des équipements et obtiennent un service en plus, complètement en adéquation avec leur processus de traitement. Nous mettons notre expertise à leur disposition. Si un problème quelconque surgit sur un procédé, il y aura toujours un expert Veolia disponible dans le monde, quel que soit le procédé, la branche industrielle ou le type d'application… C'est là la véritable valeur de notre offre, au-delà du numérique », affirme Ivy Latour.
Modéliser avant de construire
Mais la transition numérique peut aussi rendre d'immenses services à un tout autre stade, celui de la conception d'un équipement de traitement de l'eau, ou d'un procédé industriel dans son ensemble. Les traiteurs d’eau comme Aquaprox, CMI Proserpol, Hytec Industrie, Stereau, Ovive, Waterleau ou HydroBios y recourent tout comme les équipementiers tels que Polymem, Elmatec, Abiotec ou Tecnofil.
Sous le nom d'Optiperm®, le fabricant montpelliérain Chemdoc Water Technologies commercialise des systèmes d'osmose inverse traiter l'eau destinées aux chaudières vapeur. Mais comment convaincre un industriel d'opter pour l'osmose plutôt que pour les traditionnels adoucisseurs à échangeurs d'ions ? Moins chers à l'achat, ces derniers nécessitent des purges régulières, coûteuses en énergie… mais en général invisibles dans le bilan comptable de l'industriel. Pour argumenter, les bureaux techniques peuvent truffer la chaudière de capteurs résistants aux conditions extrêmes de température et de pression et la suivre pendant plusieurs semaines.
Ou alors faire appel à la numérisation, comme en a décidé Chemdoc. « Nous avons développé un logiciel, OptiSOFT®, qui simule le cycle de l'eau sur la chaufferie et, à travers huit données majeures comme la minéralité de l'eau ou la puissance de la chaudière, calcule instantanément le montant des économies que le client réaliserait en remplaçant son adoucisseur par un osmoseur. Pas besoin de sondes », affirme Salvador Perez, directeur technique de Chemdoc. Autre argument de poids, OptiSOFT® calcule aussi le montant du Certificat d'économie d'énergie dont bénéficiera l'industriel, qui lui remboursera une grande partie de l'investissement.
Chemdoc utilise OptiSOFT pour convaincre directement des clients, à l'instar de deux distilleries du Sud de la France qui se sont récemment équipées d'osmoseurs Optiperm®, sans compter d'autres projets comme une laiterie ou un abattoir. « Nous l'avons aussi "encapsulé" sous forme d'applicatif et mis en ligne pour les bureaux d'études. Il leur suffit d'entrer les 8 paramètres de base pour obtenir l'information à apporter à leurs clients » ajoute Salvador Perez. Si Chemdoc, en tant que fournisseur, ne bénéficie pas systématiquement du résultat, c'est le marché général des osmoseurs pour chaudières qui s'en trouve renforcé.
Firmus, fournisseur de procédés de traitement et de recyclage à base de membranes, utilise également la numérisation pour dimensionner et vendre ses solutions. « Nous travaillons avec Sherpa Engineering, spécialisée dans la modélisation et l’ingénierie Système qui a mis au point un simulateur pour le développement de notre procédé de recyclage des eaux grises FGWRS® explique Pierre Magnes, gérant et co-fondateur de Firmus. Ce simulateur nous permet de démontrer l’intérêt du recyclage des eaux grises avec valorisation énergétique en intégrant plusieurs paramètres (consommations d’eau, choix des usages de l’eau recyclée, fréquentation de l’établissement) pour mener des études de sensibilité. Nos clients peuvent ainsi voir en temps réel les économies possibles en termes d’eau et d’énergie mais aussi en termes de préservation de la ressource en eau qui est notre priorité. Nous présentons l’intérêt de ce simulateur sur notre site internet à l’aide d’une vidéo ». Plus classiquement, cette entreprise utilise la numérisation pour suivre à distance le fonctionnement de ses équipements installés chez les clients, et en cas de besoin prendre le contrôle d'écrans de supervision pour intervenir ou guider les opérateurs. Parmi ses clients : Concordia, la station de recherche antarctique conjointe France-Italie, qui recycle son eau grise.
Vers une transition hydrique ?
Au-delà de l'optimisation de l'existant, la numérisation permettrait-elle de changer totalement la manière de gérer l'eau industrielle ? C'est en tout cas ce que soutient Jean-Emmanuel Gilbert chez Aquassay, qui voit poindre une véritable transition hydrique. « Nous ne pouvons plus nous contenter d'ajouter une nouvelle étape de traitement chaque fois qu'un problème ou une pollution surgit, ni continuer à utiliser l'eau comme moyen de transport. Il faut repenser les circuits de l'eau dans le procédé lui-même, pas seulement à l'entrée et à la sortie » plaide-t-il.
Pas besoin d'eau osmosée, ni même potable, pour nettoyer les sols, par exemple. Et pour cela, des outils comme eDATAMOTIC, entre autres, sont indispensables pour cartographier et modéliser non pas un composant (une chaufferie, un osmoseur) mais le procédé industriel dans son ensemble.
C'est en tout cas ainsi qu'Aquassay a pu remédier à un problème de pollution par le phénol des rejets d'un chimiste… qui n'utilisait ni ne produisait de phénol. Plutôt qu'ajouter une étape à base de charbon actif dans sa station d’épuration, Aquassay a identifié l'opération industrielle à l'origine de ces phénols et proposé une modification des conditions de stockage d'un intermédiaire de réaction. Avec pour résultat une diminution de 40 % de la teneur en phénols des rejets dans l'environnement, qui restent désormais en dessous des seuils réglementaires. « Le numérique ne permet pas seulement de faire mieux mais de faire autrement » résume Jean-Emmanuel Gilbert.
Salvador Perez, de Chemdoc, le confirme. « Nos discussions avec les clients nous indiquent qu'il est temps d'aller vers quelque chose de plus avancé que des automates et des stations de contrôle des systèmes de traitement et d'épuration », analyse-t-il. Sa société participera ainsi au Water Tech Hackathon1, en décembre à Montpellier. « Il s'agit pour nous de rencontrer des jeunes informaticiens, des étudiants pour sortir de notre zone de confort et imaginer d'autres manières de faire, inventer d'autres services » explique Salvador Perez.
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