Après la vague initiale des années 1970-1980, l’interconnexion des réseaux d’eau potable se poursuit partout en France, à différentes échelles. Croissance urbaine, loi NOTRe et changement climatique se conjuguent pour maintenir ce marché très actif.
A ces opérations destinées au secours ponctuel s’ajoutent des interconnexions permanentes pour la vente d’eau de collectivités bien dotées en ressources à d’autres plus démunies. Dans le même esprit, on peut y ajouter les opérations de liaison entre les canaux d’irrigation et certains centres de consommation d’eau potable. Acteurs de ce marché : les donneurs d’ordres (soit essentiellement les collectivités territoriales), les bureaux d’études (Antea Group, Cereg…) et les canalisateurs (Axeo TP, Sade, Rampa Travaux Publics, Sogea…) qui réalisent les travaux. Ces derniers sont d’ailleurs regroupés dans l’association professionnelle Les Canalisateurs, membre de la Fédération nationale des travaux publics (FNTP). A ceux-là s’ajoutent bien entendu les fournisseurs de matériel (tuyaux, raccords, vannes…) comme AVK, Amiblu, Bayard, Dyka, Huot, Electrosteel, Molecor, Pipelife, Saint-Gobain PAM Canalisation, Soval, VonRoll ou Wavin, par exemple. Sans oublier les autorités de contrôle (services préfectoraux) et les agences de l’eau qui peuvent aider au financement.
« C’est à l’évidence un marché très actif, même si nous ne disposons pas de statistiques nationales. Dans le Sud, que je connais mieux, beaucoup de grosses collectivités s’attèlent à ce problème… même si d’autres territoires l’ont déjà fait depuis longtemps » explique Pierre Rampa, vice-Président des Canalisateurs. « On a aujourd’hui pris conscience du problème mais pour se mettre à niveau, il faudrait dépenser un milliard d’euros par an. Nous en sommes loin et nous n’avons pas fini d’entendre parler de la sécurisation des ressources, compte tenu du changement climatique » complète-t-il. Une nuance, apportée par Nicolas Charras, directeur associé de Cereg : « Dans certains cas, les communes sont tellement isolées, qu’il est illusoire de vouloir les interconnecter à un prix raisonnable, malgré les injonctions des services de l’état ».
Interconnecter pourquoi ?
La loi NOTRe, ensuite, qui a redéfini le périmètre des institutions, transférant les compétences en matière d’eau potable et d’assainissement aux communautés d’agglomération, depuis le 1er janvier 2020, et aux communautés de communes au plus tard au 1er janvier 2026. « La loi NOTRe a un rôle très important car elle fait grossir les collectivités qui gèrent l’eau, et doivent créer des structures et réfléchir à la durabilité des réseaux » souligne Pierre Rampa. « Elle devrait ainsi pousser à l’interconnexion. Auparavant, chaque commune réfléchissait à son captage, son réseau. Cette loi introduit par conséquent du bon sens : mieux vaut disposer d’un gros captage plutôt que de plusieurs petits dispersés qu’il faut régulariser, traiter séparément. Certaines communes ont freiné toutefois le mouvement pour garder leur indépendance. D’où le report du transfert de compétences AEP pour les Communautés de Communes jusqu’en 2026 » estime Nicolas Charras. « La communauté de communes permet d’avoir une vision d’ensemble et de raisonner à une échelle intéressante pour le maillage des réseaux et les interconnexions éventuelles à créer ou à renforcer. Elle peut aussi adopter une vision de gestionnaire sur ce patrimoine » confirme François Dumez. Les conséquences de la loi peuvent d’ailleurs être complexes, comme l’illustre le cas du Sedif. « La loi NOTRe a renvoyé la compétence “eau potable” des communes vers les EPT (Etablissements Publics Territoriaux, en Ile de France). Une grande majorité d’entre eux a réadhéré au Sedif, sauf deux EPT qui ont fait le choix d’une régie publique pour une partie de leur territoire mais le maintien du niveau de sécurisation reste un impératif partagé. Cela impliquera des travaux soit de déconnexion, soit de remaillage, soit de création de nouvelles connexions pour assurer la sécurité de la zone interconnectée en Ile-de-France » prévoit Sébastien Fayon.
A ces trois “moteurs” principaux, Xavier Humbel, directeur technique Eau et responsable Ethique chez Antea Group, ajoute les conséquences de la nouvelle directive eau potable, parue en janvier 2021 et qui ne saurait tarder à être transcrite en droit français. « Les plans de gestion de la sécurité sanitaire de l’eau potable (PGSSE) vont nécessairement porter des mesures de sécurisation par l’interconnexion » estime-t-il.
A quelle échelle ?
Interconnecter comment ?
A titre d’exemple, Cereg est intervenu sur un Syndicat dans le Gard. Les forages étaient à l’Est du Syndicat, avec la nécessité de les transférer à l’Ouest et de revoir ainsi l’ensemble du schéma de distribution. Ainsi dans le cadre de ce projet, il est prévu de réaliser un feeder sur plus de 10 km afin d’alimenter les différents réservoirs de tête, de renforcer et de renouveler certains réseaux de distribution. Tous ces calculs ne peuvent se faire sans une connaissance parfaite de l’existant et une modélisation fine des réseaux » explique Nicolas Charras. « Toute interconnexion implique une phase d’étude approfondie en amont car les conditions hydrauliques (la pression) ne sont généralement pas les mêmes de part et d’autre. Donc on passe par une modélisation avec les modèles hydrauliques des deux parties pour positionner l'interconnexion et en comprendre l'impact avec l'aide de bureaux d'étude spécialisés. La réalisation de l’interconnexion en elle-même, ensuite, n’est pas compliquée. On installe une chambre avec deux conduites arrivant de part et d’autre, un organe de régulation, un organe de comptage. Si les niveaux de pression sont très différents, il faut envisager du pompage, une surpression ou une détente » renchérit Sébastien Fayon (Sedif).
Des réalisations emblématiques
Dans le cadre de l’extension urbaine et de la création de nouveaux centres d’activité, le Sedif a par exemple été amené à lancer un gros chantier vers le plateau de Saclay. L’opération d’intérêt national Paris-Saclay a en effet redistribué les cartes dans cette zone. « La commune de Palaiseau, qui adhère au SEDIF, est située à la limite du territoire syndical, donc avec des canalisations de faible diamètre. Or le plateau voisin de Saclay évolue très vite en termes de population, d’urbanisation, de création de pôles de compétitivité. Nous avions donc besoin de sécuriser et de renforcer l’alimentation du secteur desservi par le SEDIF. De son côté, la communauté Paris-Saclay a fait le même constat. Ils ont lancé un schéma directeur d’alimentation en eau potable et de diversification de la ressource, et nous ont contactés en tant que voisins. Il s’agissait d'étudier les possibilités de secours et/ou d'alimentation. Ce double enjeu nous a conduit à lancer d’importants travaux sur le plateau » explique Sébastien Fayon. Opération la plus médiatisée : une liaison de 10 kilomètres, en fonte de diamètre 600, entre les réservoirs de Palaiseau et de Saclay. Un chantier de 30 millions d’euros, réalisé par tiers, et qui devrait s’achever en 2023. Le premier tiers est fini, le deuxième en consultation pour travaux et le dernier en cours d’étude de maîtrise d’œuvre. « En 2021, nous avons posé à Saclay un tronçon de canalisation parallèle à la ligne 18 du Grand Paris » confirme ainsi Bruno Faraoni, responsable commercial d’Axeo TP.
La loi NOTRe a aussi déclenché des opérations notables. « L’agglomération de Nîmes a acquis la compétence eau potable il y a peu. Elle intègre de nombreuses petites communes alentour, pas toujours bien gérées en termes d’infrastructures de distribution d’eau. Il faut donc revoir localement les réseaux et les mailler, créer de grandes voies transversales… » explique par exemple Pierre Rampa. Il en va de même en région parisienne. « Le nouvel EPT Est Ensemble, qui regroupe Bagnolet, Bobigny, Bondy, Le Pré-Saint-Gervais, Les Lilas, Montreuil, Noisy-le-Sec, Pantin et Romainville, va devoir réaliser des interconnexions. Il lui faudra sécuriser ses achats d’eau envers différents fournisseurs, donc des chantiers sont à prévoir » affirme de son côté Bruno Faraoni (Axeo). « L’agglomération Terre de Provence ( Châteaurenard etc), en dessous d’Avignon, regroupe treize communes. Il y a d’une part un syndicat doté de trois forages interconnectés, d’autre part huit communes indépendantes portant chacune un projet de nouveau forage. Elles disposent de réseaux de gros diamètres situés parfois à 500 mètres les uns des autres, qu’il faut interconnecter. L’agglomération a forcément intérêt à mutualiser les nouvelles ressources et à interconnecter les services plutôt que de créer 8 nouveaux forages » plaide pour sa part Nicolas Charras.
Dans d’autres cas, c’est surtout la menace sur la ressource qui a déclenché le lancement de travaux. « La Grande Combe, située sur un affluent du Gardon, pompe dans une nappe alluviale fragilisée. Il a donc été décidé de réaliser un important forage en nappe profonde, ce qui permet de s’interconnecter avec d’autres réseaux qui avaient leur propre forage. L’interconnexion est ici destinée à soutenir la nappe alluviale » affirme Nicolas Charras. Même problématique au Syndicat de Corconne, qui regroupe trois communes du Gard : Corconne, Liouc et Brouzet-lès-Quissac. Pompant dans la nappe alluviale, le syndicat manque d’eau et envisage un forage plus profond en nappe karstique. La commune voisine de Quissac, qui prévoit de manquer d’eau en raison de sa croissance, souhaite s’y raccorder. « Il est finalement question de réaliser un forage qui permette de passer par Quissac pour aller jusqu’à Sauve et ainsi d’interconnecter les cinq communes » explique Nicolas Charras.
De l’irrigation à l’eau potable
Autre type d’interconnexion, pas à proprement parler entre réseaux d’eau potable : le raccordement d’usines de potabilisation à des canaux initialement prévus pour l’irrigation. « Lorsque la Société du Canal de Provence a construit un réseau de 100 km en diamètre 800 de Tourves à la baie de Saint Tropez, c’était à la fois pour irriguer les cultures et amener l’eau à Saint Tropez durant l’été, via une usine de traitement » rappelle Pierre Rampa. Sa société de travaux a participé à ce chantier, ainsi que d’autres de ce type. Il en va de même sur le canal Bas Rhône Languedoc (BRL), dit aussi Philippe Lamour, où puisent déjà de grandes usines d’eau potable, ainsi que sur son émissaire Aqua Domitia, un adducteur enterré de 130 kilomètres en cours d’achèvement. « Cela va évoluer comme le Canal de Provence : on y construit des usines d’eau potable pour sécuriser ou interconnecter les réseaux.Il existe des craintes légitimes vis-à-vis de la qualité des eaux du Rhône, mais il existe déjà des usines de potabilisation alimentées par le canal de BRL qui fonctionnent parfaitement depuis des décennies. Le projet Aqua Domitia est principalement destiné à l’irrigation, mais un maillon déjà réalisé constitue une ressource en eau potabilisable pour des zones littorales au sud de Montpellier. Ces projets vont se multiplier » avance Nicolas Charras.
Sur le plateau de Valensole, il s’agit d’un projet global de 60 millions d’euros pour doubler la surface irriguée à horizon 2028. Le réseau d’adduction d’eau (irrigation et eau potable) démarre depuis une station de pompage dans le Lac de Sainte-Croix qui remplit 2 châteaux d’eau à partir desquels l’eau part en gravitaire pour irriguer champs de lavandes et de blé. Des travaux effectués à la fin des années 80 - début 90 le long du lac de Sainte-Croix avaient permis de créer un réseau d’irrigation sur plus de 3 200 hectares. Ce réseau étant actuellement saturé, il ne permet plus de répondre aux demandes de la trentaine d’agriculteurs du plateau. Pour le transport de l’eau potable, le canalisateur aixois ENIT a fait le choix de la fonte ductile et des tuyaux et raccords Electrosteel DN 600. Les travaux de renforcement du réseau d’adduction ont débuté fin octobre 2021 et une mise en service est prévue au début de l’année 2022.