Un tournant majeur s’est produit en 2020 pour l’ensemble des activités de Saur, inaugurant une nouvelle phase pour le groupe. La mise en place du projet de transformation de l’activité Eau France et la création du pôle industrie répondent au besoin du groupe d’honorer ses engagements et de préserver la ressource en eau à des niveaux absolus, explique Patrick Blethon, son président exécutif.
L’eau, l’industrie, les nuisances : Saur s’est assigné une mission : défendre l’eau. Selon vous, et concrètement, quelles sont les menaces qui pèsent sur l’eau en France ? Sont-elles d’ordre qualitatif, quantitatif, les deux ?
Patrick Blethon : Le mot défendre est issu d’une réflexion que nous avons menée avec l’ensemble des équipes visant à définir l’ADN de Saur et à remettre au cœur de cette réflexion la mission, la vision et les valeurs du groupe.
Notre métier c’est l’eau. Historiquement positionné sur le marché français, le groupe Saur est un pure player reconnu comme un sachant dans les métiers de l’eau sur des sujets techniques et opérationnels, et qui a démontré notamment pendant la crise du Covid, le rôle qu’il a à jouer dans la détermination précoce de l’épidémie, ce qui constitue une mutation déterminante pour son avenir.
Si la force du Groupe tient à la fois dans son positionnement et l’expertise de ses collaborateurs, elle nécessite que chacun d’entre nous s’inscrive dans une véritable vision de l’avenir de la ressource pour les générations futures. Les récentes crises en alimentation d’eau potable dans certaines régions de France soulignent la nécessité de changer de paradigme économique et de s’interroger sur les dysfonctionnements favorisés par la course à la volumétrie.
Face au défi du changement climatique, nous pensons que nous avons un engagement à prendre sur la défense de la ressource par rapport à la Cop 21, au Green Deal et à notre place en France et à l’international. Avec la défense de l’eau, notre souhait est de produire une véritable rupture par rapport aux autres acteurs, d’amener les élus à se poser des questions, le secteur agricole à maîtriser sa consommation d’eau potable, l’école et les collectivités à initier une véritable logique éducative placée sous le signe de la gestion raisonnée de la ressource.
Cette position s’accompagne de la conviction que le digital doit jouer un rôle crucial dans la défense de l’eau et de l’environnement. Les équipes et moi-même repérons que cette stratégie répond en même temps à une demande de plus en plus forte de nos jeunes recrues, pour lesquelles l’eau, l’environnement et le digital déterminent les critères les plus importants dans le choix de l’entreprise.
EIN : L’organisation territoriale de Saur en France va reposer sur un nouveau découpage qui conduira à une augmentation importante du nombre de CPO. Quelle en est la logique et qu’en attendez-vous ?
P.B : Le sujet le plus important selon moi est de rapprocher les équipes d’expertises des équipes opérationnelles. Aujourd’hui, les gros Centres de Pilotage Opérationnels, tels qu’ils sont conçus chez Saur ou chez les concurrents, sont trop éloignés des équipes d’exploitation.
Alors que les enjeux économiques et de protection de la ressource sont sans équivoque, les CPO sont d’autant plus importants que les métiers d’exploitation évoluent et que les clients attendent un service accru assorti de la transparence des opérations.
Aussi, l'efficacité de notre démarche passe tant par la détermination d’un binôme avec les collectivités que par la construction d’une architecture solide pour ré-instaurer une proximité qui s'est dissipée ces dernières années.
L’essentiel de notre valeur ajoutée résidant dans le sur-mesure, ceci se traduit par un maillage territorial des métiers de l’exploitation autour d’une quinzaine de Homes CPO au sein desquels l’organisation en co-fonctionnement sera axée sur les besoins des exploitants et des usagers et s’appuiera sur la digitalisation.
EIN : Parallèlement à ce redéploiement territorial, vous avez annoncé la création d’une force de vente dédiée aux activités travaux : de quoi s’agit-il et quels seront les contours de cette force ?
P.B : Les travaux, c’est un métier qui est amené à jouer un rôle commercial croissant. Il réunit les notions de matériaux, planning, normes, budgets… Le tout en relation avec les fournisseurs, sous-traitants, bureau d'études, gestionnaires, etc…
Nous devons professionnaliser ce métier qui évoluera vers des projets de plus en plus complexes, et qui constitue un axe de développement important pour nous dans les années à venir. Nous allons recruter 25 ingénieurs commerciaux issus d’écoles de commerce ou d’écoles d’ingénieurs et avons déjà recruté les deux directeurs de travaux, respectivement chargés des unités Eau France et Industrie.
EIN : Saur plaide en faveur d’un « service de l’eau différent » : quelles limites avez-vous observé au service délivré actuellement ? Qu’est ce qui pourrait changer pour les collectivités délégataires et les exploitants ?
P.B : Le métier de l’eau est un métier qui pendant longtemps ne s’est pas remis en question et qui a donc des progrès à faire en matière de culture d’innovation et d’amélioration des services. Travailler sur des contrats de 15, 20, 30 ans n’incite pas à se réinventer. Et le retard pris sur la digitalisation par rapport à d’autres métiers est le résultat de cette posture.
Ce n’est plus le cas aujourd’hui et cela est dû au fait que le métier historiquement B2B devient B2B2C.
Aujourd’hui, l’utilisateur final compte. Il ne peut pas être ignoré. Il générera des revenus mais à condition de lui offrir de nouveaux services centrés sur ses usages et sa consommation. D’où la nécessité de produire de l’information, de développer une gestion intelligente des données et de rendre nos Home CPO plus intelligents et numériques. Dans cette optique, nous collaborons avec plusieurs starts up pour élargir notre vision sur les sujets de service client personnalisés et décentralisés, donc plus proches des territoires.
EIN : Estimez-vous que le prix de l’eau soit aujourd’hui trop bas pour permettre un renouvellement plus rapide ou tout au moins suffisant des infrastructures de l’eau en France ? Quelle est votre position en la matière ?
P.B : Quand je vois que le combat Suez-Veolia tourne essentiellement autour du danger de voir le prix de l’eau augmenter, je trouve que c’est dommage. Si nous, les patrons des grandes entreprises de l’eau, ne prenons pas des positions fortes culturelle, médiatique pour s’opposer à un prix de l’eau trop bas, les politiques ne le feront jamais. Or, c’est une erreur totale.
Le 21ème siècle sera celui de l’or bleu. Face à la criticité de la ressource et à l’absence de portage politique (dans la mesure où le plan de relance ne nous alloue que quelques centaines de millions d’euros), nous devons fortement sensibiliser les acteurs et les usagers à la fragilisation de la tarification actuelle de l’eau.
EIN : Saur a procédé à de nombreuses acquisitions désormais logées dans un nouveau pôle industrie : quels sont les objectifs que vous lui assignez ? Envisagez-vous d’autres opérations de croissance externe ?
P.B : A l’occasion de mon premier passage chez Saur en 2019, j’ai observé qu’il nous manquait quelque chose entre l’activité Eau France et l’activité Internationale et que la véritable dynamique en matière d’innovation viendrait du pôle industrie. L’objectif global étant d’asseoir l’activité du groupe sur un ratio de 50 % en France et 50% à l’international.
Nous avons donc utilisé la première période épidémique de Covid-19 pour scruter le marché et étudier les éléments qui seront clés demain pour déterminer l'attractivité du Groupe et du secteur de l’eau.
Avec l’acquisition de Nijhuis Industries qui devient la colonne vertébrale du pôle Industrie, composé de Saur Industry, Unidro et Econvert, la division Industrie contribuera à hauteur de 500 millions d’euros au chiffre d’affaires du groupe d’ici 2025.
En même temps, nous poursuivons nos ambitions de croissance externe et restons attentifs à toute opportunité d'investissement à fort potentiel. Nous entendons nous focaliser sur des projets ou nous sommes sûrs d’amener de la valeur ajoutée, de l’expertise technique et où l’on puisse gagner notre vie correctement. Aussi, la création d’une plateforme industrielle à Singapour, l’extension de nos positions en Espagne et au Portugal, ou la perspective de reprivatisation d’une partie du marché de l’eau au Brésil constituent les axes prioritaires de notre stratégie à l’international. Sans oublier les perspectives de cessions d’actifs occasionnés par l’éventuelle fusion Suez-Veolia.
Le calendrier est ambitieux mais bien soutenu par l'entreprise qui se modernise vite et en accord avec les partenaires sociaux et interlocuteurs locaux.
EIN : Quel regard porte le troisième groupe que vous êtes sur la guerre entre Veolia et Suez ? Le risque d’une concurrence moindre dans l’hexagone n’inquiète-elle pas l’élu que vous êtes aussi, notamment pour les petites collectivités ?
P.B : Sur cette opération, je pense que nous sommes typiquement dans une réaction franco-française entre deux groupes alors que le vrai débat est international. Le prix de l’eau, la criticité de la ressource, le changement climatique bousculent les métiers de l’eau de demain.
Le champion mondial de la transformation écologique ne peut pas être français mais global. Dans cette perspective, Veolia doit s’attacher à produire ce champion global en le construisant du mieux possible avec Suez. L’opération ne devrait pas déséquilibrer le marché de l’eau, à condition que le fond pressenti ait les compétences pour préserver en France l’équilibre concurrentiel à la fois sur la délégation de service public et sur l’industrie.
Propos recueillis par Pascale Meeschaert